Les patronymes étant proches, les employés communaux n’y voyaient que du feu et leur procuraient une carte d’identité à leur vrai nom quelques jours plus tard. L’abondance de dossiers en cours et la limite des fonctions intelligentes des ordinateurs faisaient qu’aucun lien n’était établi entre les deux identités.
Lorsque nous avions coincé Albert, il avait juré ses grands dieux que c’était la première fois qu’il se livrait à cet exercice.
Baratineur de première, il avait tenté de nous faire croire, d’un débit saccadé, avec moult gestes à l’appui, qu’il s’était fait lui-même arnaquer par une Bulgare qui l’avait contraint à se marier et était partie quelque temps après en emportant son patrimoine : une télévision et un lecteur DVD.
Selon ses dires, son activité se limitait à la falsification de certificats de contrôle technique pour les voitures de seconde main et à la fabrication de faux diplômes. La main sur le cœur, il avait soutenu que cette dernière démarche favorisait la mise au travail des jeunes et réduisait le taux de chômage.
Acculé, il s’était dit prêt à arrêter ses activités illicites et à revenir dans le droit chemin si nous ne le dénoncions pas à la police.
Albert était sournois, retors et sans scrupules, ce qui lui avait valu ma sympathie. J’entrevis également le parti que je pourrais tirer de ses compétences. J’avais accepté le marché.
En consultant sa liste de clients, j’avais noté qu’un de mes confrères avait fait appel à lui pour se confectionner un diplôme émanant de la prestigieuse université Paris-Descartes. Il avait ensuite fait jouer l’équivalence de son diplôme pour exercer en Belgique.
Quelques semaines plus tard, j’eus à croiser le fer avec le collègue indélicat. Il se montrait inflexible et l’affaire que je défendais ne se présentait pas sous les meilleurs auspices. Lors d’une rencontre au Palais, je lui avais relaté, entre deux, qu’une suspicion de faux diplômes circulait dans notre profession.
Il avait bâclé le dossier et nous l’avions emporté.
— Moui.
— Albert, c’est Hugues Tonnon.
Il prit l’air enjoué.
— Maître, quel plaisir de vous entendre, ça fait une paie !
— Albert, j’ai besoin de toi.
— Moui ?
— Il me faut des papiers.
Il fit une pause avant de reprendre de sa voix pâteuse.
— Des papiers ? De quels papiers parlez-vous ? Vous savez bien que j’ai arrêté tout ça, maître.
Je ne crus pas percevoir une farouche détermination dans ses propos.
— Je sais, mais il s’agit d’un cas particulier.
— Moui ?
— C’est pour moi.
Il pouffa et se mit à tousser.
— Il vous est arrivé des bricoles dans une suite du Sofitel ?
— Je suis sérieux, Albert. Il me faut une carte d’identité, un passeport et un permis de conduire. Tu trouveras une photo de moi sur le site Internet du cabinet. Ni barbe ni moustache, tu ne touches à rien.
Il marqua une nouvelle pause.
— Maître, ce n’est pas possible. Vous savez bien que j’ai arrêté ce genre de commerce depuis longtemps.
— Oui, je sais, Albert.
Il se racla la gorge.
— Moui. Vous avez une préférence pour le nom ?
17
L’ÉTÉ MEURTRIER
Je repris la direction des Champs-Élysées et hélai un taxi.
Une Renault déglinguée freina à ma hauteur. L’air soucieux, le portable à la main, le taximan me questionna du menton. Je lui annonçai ma destination. D’un hochement de tête, il me fit signe d’entrer et démarra en trombe.
La climatisation était poussive, les sièges poisseux, et une effroyable odeur de poisson frit imprégnait l’habitacle.
Le chauffeur poursuivit sa conversation téléphonique dans une langue étrangère sans se soucier de ma présence. Il tenait le volant d’une main, mais le lâchait à intervalles réguliers pour ponctuer ses dires d’un geste rageur.
Plus la course avançait, plus le ton s’envenimait. À Auteuil, il se mit à hurler et à marteler le tableau de bord.
Ulcéré, j’interrompis l’altercation et le priai de me déposer sur-le-champ.
Le plan de quartier m’indiqua que je me trouvais à l’entrée de la rue des Abondances. Block n’habitait qu’à quelques centaines de mètres. Il n’avait fallu qu’une heure à Sac à main pour rassembler les informations que je lui avais demandées.
Richard Block avait cinquante-trois ans. Chef d’entreprise, célibataire, il résidait à Boulogne-Billancourt dans un appartement dont il était propriétaire. Depuis quelques jours, il était en vacances en Thaïlande, mais il avait écourté son séjour pour assister aux funérailles de Nolwenn. Selon Raoul, son retour à Paris était attendu en fin d’après-midi. Il passerait sans doute la nuit chez lui et prendrait le premier Thalys le lendemain pour se rendre à Bruxelles.
Dans la foulée, Raoul m’en apprit davantage sur le personnage.
Ancien mannequin vedette pour Hugo Boss, Richard Block avait créé l’agence Gotha à la fin des années 80, quand sa silhouette athlétique avait fait place aux rondeurs.
Comme quelques autres avant elle, Richard Block avait fait Nolwenn. Il l’avait découverte dans un concours et l’avait lancée dans la cour des grandes.
Au début de leur collaboration, elle avait été sa mascotte, sa gagneuse, dans le bon sens du terme. La relation privilégiée qu’il entretenait avec elle s’était assombrie avec la venue du succès et le début de ses caprices.
Ses retards et ses absences lui avaient valu nombre de problèmes, de plaintes et de dédits. Plus d’une fois, il l’avait menacée d’intenter une action en justice contre elle pour non-respect des termes d’un contrat. On ne sait comment, elle était toujours parvenue à l’amadouer.
Il faisait dorénavant partie de ses créanciers privilégiés. Il espérait que le mariage de sa protégée avec Lapierre lui permettrait de récupérer une partie des indemnités qu’il avait dû débourser pour pallier son inconstance.
Cette dernière information me permit de mieux comprendre l’allusion que Lapierre avait glissée quant à l’éventuelle implication de Block dans la tentative d’extorsion de Nolwenn.
Elle a pris la mouche et a voulu se venger, sans doute sur le conseil de son pseudo agent artistique.
Je m’enfonçai dans la rue des Abondances et pris à gauche dans la rue Anna-Jacquin.
La rue était bordée d’arbres derrière lesquels se tapissaient des immeubles de trois à quatre étages entourés de grilles ou de murs de deux mètres de haut.
Je remontai d’une centaine de mètres et perçus une animation sur le trottoir.
J’approchai.
Quelques badauds étaient tenus à distance par un policier. Une dizaine d’individus s’affairaient autour d’un homme qui gisait sur le trottoir. Une ambulance et deux voitures de police étaient garées à proximité.
J’éprouvai l’étrange impression de revivre une scène dont je connaissais le fil conducteur.
Je savais d’instinct que l’homme à terre était Richard Block, qu’il n’avait pas glissé en descendant du trottoir et que mes ennuis venaient de gagner en consistance.
Je traversai la rue et me mêlai aux curieux.
D’un air distrait, j’interpellai l’un d’eux.
— Que s’est-il passé ?
Il se pencha vers moi, heureux de pouvoir livrer le scoop à un non-initié.