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Comme au ralenti, les fragments s’assemblèrent : Raoul, le journal de sept heures, le témoin recherché, mon visage qu’elle venait d’examiner.

Dans mon dos, une musique aux accents tragiques annonçait les informations et le présentateur énonça les titres.

La bataille pour Tripoli se poursuit. Mouammar Kadhafi reste introuvable.

J’adoptai un ton cassant.

— Je suis pressé, madame.

Un homme abattu en pleine rue à Boulogne-Billancourt.

— Vous payez par carte ?

— Non, en espèces.

Richard Block, agent artistique de Nolwenn Blackwell, le top model belge assassiné ce lundi à Bruxelles.

Elle jeta un coup d’œil dans mon dos.

Avocat bruxellois recherché comme témoin.

Je ne pus m’empêcher de suivre la direction de son regard et découvris mon visage sur l’écran. Je ne sais où ils avaient déniché cette photo, mais j’y affichais la physionomie avenante d’un tueur de masse.

Les yeux de la réceptionniste firent quelques allers-retours entre le portrait et le modèle.

Je compris ce qui allait se passer et elle le lut sur mon visage. Elle m’avait reconnu lors du journal précédent et avait alerté la police. Ils se préparaient à l’assaut et l’hallali se profilait. Pour confirmer mes craintes, un concert de sirènes me parvint de la rue.

J’empoignai ma valise, fis volte-face et plongeai vers la sortie.

Je me souvins que la rue était à sens unique. En toute logique, ils devaient arriver par la droite. Je sortis de l’hôtel. Deux voitures de police descendaient la rue, sirènes et gyrophares en action.

Mon système limbique me commanda de foncer dans la direction opposée, mon cortex préfrontal me conseilla de partir à la rencontre des véhicules. Je chaussai mes lunettes de soleil, traversai la rue et remontai à vive allure. Les voitures passèrent à ma hauteur sans me prêter attention.

Je perçus le hurlement des freins et le claquement des portières dans mon dos. Il y eut un bref conciliabule, suivi par les cris de la réceptionniste qui venait de me repérer. Je soulevai ma valise, la serrai contre ma poitrine et me mis à courir.

Mes jambes m’emportèrent avec une agilité que je ne leur connaissais pas et mon bagage me parut d’un coup plus léger.

J’entendis plusieurs coups de sifflet au moment où je tournais le coin de la rue.

Je pris à droite dans la rue de l’Université, parcourus une centaine de mètres et virai à gauche dans la rue Jean-Nicot. Le souffle commençait à me manquer et je ralentis malgré moi. Je parcourus encore quelques dizaines de mètres en trottinant, entrai dans l’avenue Schumann et me mis à marcher. Ma gorge était en feu, j’étais exténué.

Je tournai une nouvelle fois à gauche et remontai la rue Moissan pour aboutir au quai d’Orsay.

Je présumai qu’ils avaient fait appel à des renforts. Des sirènes résonnaient dans les rues adjacentes sans que je puisse en identifier la provenance.

Je traversai le quai et entrai dans un square qui longeait la voie express. Je forçai l’allure, me remis au pas de course et atteignis le pont des Invalides.

Cette fois, ma valise pesait une tonne. Je traversai la voie, évitai un scooter dont le pilote me lança quelques insultes et repris ma course le long de la Seine.

Au loin, les statues dorées du pont Alexandre-III étincelaient au soleil. Dans mes souvenirs, il y avait une station de métro à ses pieds. À cette heure, les rames devaient se succéder à un rythme soutenu.

Cette perspective me remonta le moral. J’accélérai la cadence, piquai un dernier sprint avant mon salut. Je hissai la valise sous mon menton et la fis basculer de gauche à droite pour allonger ma foulée.

J’arrivai à proximité de l’entrée de la station quelques secondes plus tard.

Alors que je négociais le virage pour emprunter l’escalier, mon pied glissa sur quelque chose. Je priai pour que ce quelque chose ne soit pas ce que je craignais.

Je perdis l’équilibre et tentai de me rétablir, ce qui m’obligea à lâcher ma valise. Elle heurta le sol, dévala l’escalier, rebondit à plusieurs reprises et se fracassa au pied des marches. Le contenu se répandit sur le sol, mes vêtements et mes affaires de toilette s’éparpillèrent et le précieux journal s’éleva dans les airs, porté par un courant d’air mal venu.

Je dévalai l’escalier et me lançai à sa poursuite dans le couloir. Alors qu’il entamait une descente, je fis une longue enjambée pour l’empêcher de reprendre son envol. J’atteignis mon but. Du mauvais pied. Je jetai un coup d’œil au quotidien immobilisé sous ma semelle et constatai que mes craintes se vérifiaient.

La mort dans l’âme, je pris la décision d’abandonner mes affaires pour n’emporter que le journal, à la surprise des quelques badauds qui se délectaient de la scène.

Je courus vers le centre de la station. Ma chemise me collait à la peau, un combat de boxe se disputait dans ma poitrine.

Je consultai les panneaux indicateurs.

La ligne 8, Balard dans un sens, Créteil dans l’autre. Autre option, la 13 vers Châtillon-Montrouge ou Saint-Denis Université.

J’optai pour Balard. J’achetai un carnet au distributeur. Je m’obligeai ensuite à marcher d’un pas mesuré et passai le portique.

Cette fois, la chanson d’Aznavour se vérifiait, le quai était presque désert.

J’inspectai le panneau lumineux au-dessus de ma tête. La prochaine rame était attendue dans trois minutes. Les trois minutes les plus longues de ma vie.

À quelques mètres de moi, quelques blacks plaisantaient en se gratifiant de grandes tapes dans le dos. Plus loin, une femme mouchait le nez d’un enfant qui pleurnichait. De l’autre côté, un homme en costume blanc consultait sa montre d’un air soucieux.

Deux minutes.

Un couple débarqua sur le quai en titubant. Il ne faisait aucun doute qu’ils avaient bu et copulé durant une bonne partie de la nuit. Leurs visages étaient marqués par le manque de sommeil et les plaisirs de la chair. La femme était pendue au cou de l’homme. Ce dernier avait passé une main sous son chemisier et lui malaxait les seins.

Une minute.

Trois touristes apparurent sur le quai. L’un d’eux photographia la publicité murale qui annonçait la sortie d’un énième film sur La Planète des singes.

Trente secondes.

Je perçus l’arrivée de la rame dans le fond du tunnel.

Dans le même temps, deux policiers firent irruption sur le quai.

Je pliai le journal — dans le bon sens — et le glissai sous mon bras. Je leur tournai le dos et m’éloignai dans la direction opposée en m’imposant de ne pas prendre mes jambes à mon cou.

Le train passa à ma hauteur dans un grincement strident. Il n’en finit pas de ralentir.

Lorsqu’il marqua l’arrêt, j’actionnai l’ouverture. Quelques personnes descendirent, l’air insouciant. J’eus la sensation désagréable que le regard des policiers était vissé entre mes omoplates. Je grimpai dans le train et me dirigeai vers le fond de la cabine, persuadé qu’une main allait se refermer sur mon épaule.

Le signal de fermeture des portes retentit et la rame s’ébranla. Lentement, je me retournai, redoutant de voir les policiers se diriger droit sur moi, le regard sombre, l’arme à la main. La rame était presque vide. Les gardiens de la paix étaient restés sur le quai.

En revanche, le journal commençait à exhaler des senteurs nauséabondes.

Je ne sais ce qui me prit.

Je poussai un cri digne d’un hooligan en liesse.

20

LE FIL DU RASOIR