Dès que je fus sorti, je tournai à la hâte les pages pour arriver à celle qui m’intéressait. L’article était court, accolé à la photo d’une maison entourée de hauts murs devant lesquels se tenaient trois policiers. Je décryptai le compte rendu comme je le pus et en déduisis qu’il relatait le meurtre d’une femme dont le corps avait été retrouvé chez elle par un voisin, le 28 juin à l’aube, à Lonehill.
Je retournai au taxi, réveillai le chauffeur et lui demandai de me traduire l’article ligne par ligne.
J’avais sous-estimé la complexité de l’exercice.
Il lut la première phrase à voix haute, produisit quelques borborygmes, émit un commentaire inintelligible, chercha ses mots et me proposa une traduction en anglais en grimaçant, l’air incertain. Il en fut de même pour chacune des phrases. Je parvins malgré tout à assembler les morceaux et à comprendre le contenu de l’article.
Shirley Kuyper, vingt-six ans, célibataire, Sud-Africaine de race blanche, actrice, avait été retrouvée assassinée dans sa propriété de Lonehill. Au petit matin, un voisin avait entendu un coup de feu et s’était précipité chez elle. La police était arrivée rapidement. La femme avait été tuée d’une balle dans la tête. Une voisine avait déclaré l’avoir vue rentrer la veille, vers vingt-trois heures, en compagnie d’un homme de taille moyenne, de race blanche, chauve.
Le chauffeur me présenta les paumes de ses mains en signe d’interrogation.
J’éludai la question tacite et pris l’air énigmatique.
— Actrice ? Vous la connaissiez ?
Il brandit ses index et dessina un rectangle dans les airs.
— Publicité. Télévision.
— Je vois. Vous avez encore entendu parler de cette affaire après cela ?
Il secoua la tête.
— Non.
— Vous ne savez donc pas si l’on a retrouvé le coupable ?
— Non.
Pour compenser son laconisme, il frotta son pouce contre son index.
— Argent. Elle beaucoup argent.
J’en restai là et lui demandai de me ramener à l’hôtel.
J’étais pensif.
Bon nombre de similitudes rapprochaient les meurtres de Nolwenn Blackwell et de Shirley Kuyper. Deux femmes, jeunes, toutes deux sur le devant de la scène, toutes deux assassinées d’une balle dans la tête, chez elles, à l’aube.
Je ne savais pas encore à quoi ressemblait la Sud-Africaine, mais j’étais prêt à parier qu’elle était belle et sculpturale. J’étais également prêt à parier que je tomberais amoureux d’elle à la seconde où je verrais sa photo.
Le chauffeur me déposa à l’entrée de l’hôtel et me demanda si j’avais encore besoin de lui. Je lui répondis avec diplomatie que je ne comptais pas me déplacer dans les heures qui suivaient.
Il acquiesça et chercha du regard un emplacement pour se garer.
Je pénétrai dans le hall en tournant et retournant dans ma tête les informations de la matinée.
Lorsque j’atteignis la réception, une voix résonna dans mon dos.
— Maître Tonnon ?
22
FIÈVRE DU SAMEDI SOIR
Je tressaillis.
Ma première idée fut que Witmeur m’avait retrouvé et se tenait derrière moi, en grande tenue tropicale, avec le Stetson sur la tête et le fouet dans la main, le regard amusé, la clavicule triomphante.
J’aspirai une goulée d’air et me retournai, les ventricules en alerte.
Je découvris Jean-René Lazare, le sourire rayonnant, vêtu d’un bermuda orange trop large et d’un tee-shirt à l’effigie de Bob Marley.
— Maître Tonnon, quelle heureuse coïncidence !
Jean-René Lazare avait été l’un de mes clients. La cinquantaine joviale, il était chargé d’embonpoint et arborait un double menton qu’il avait la manie de triturer à tout bout de champ. Il parlait d’une voix douce et ponctuait son discours — dont il choisissait les mots avec le plus grand soin — de gestes affectés qu’il accompagnait de légères flexions des genoux.
Sa préciosité et ses poses pédantes donnaient néanmoins de fausses indications sur ses préférences sexuelles. Contrairement aux apparences, Jean-René Lazare était un grand consommateur de chair fraîche féminine.
Trois ou quatre ans auparavant, il était venu me trouver au cabinet. Il venait de gagner une somme rondelette à la loterie nationale. Cette rentrée d’argent providentielle l’avait rapidement précipité dans les bras d’une femme plus jeune et mieux outillée que la sienne. Avant d’entamer une procédure de divorce, il souhaitait mettre son pactole à l’abri de la rapacité légitime de sa conjointe.
Après moult tergiversations, nous avions trouvé une échappatoire aussi inventive qu’audacieuse.
Il avait invité son épouse à visionner un reportage sur les rhinocéros blancs, sympathiques mammifères comptant parmi les plus anciens de la planète. L’espèce était en voie de disparition en raison de l’attrait pour ses cornes aux prétendues vertus aphrodisiaques dont le kilo se négociait à près de deux fois le prix de l’or.
Bouleversé par cette triste nouvelle, les larmes aux yeux, il avait déclaré à sa femme qu’il ne pouvait rester insensible à cette cause.
Dès le lendemain, il avait créé une fondation d’utilité publique dont la mission était de protéger l’espèce menacée. Dans la foulée, il avait légué la totalité de ses gains à cette institution, au grand dam de sa femme qui avait devancé ses attentes et demandé le divorce.
Depuis, cette fondation dont il était le président du conseil d’administration et le principal donateur — j’étais l’autre, à hauteur de cent euros — l’envoyait aux quatre coins du monde, généralement en bonne compagnie, pour s’assurer que les gouvernements locaux mettaient tout en œuvre pour éviter la disparition du périssodactyle.
Je crispai un sourire.
— Monsieur Lazare, quelle surprise !
Il avança et me serra la main.
Il était accompagné d’une blonde pulpeuse qui semblait sortir du calendrier Pirelli. Elle portait une jupe microscopique et le même tee-shirt que lui. Sa poitrine tressaillait au rythme du chewing-gum qu’elle mâchait avec acharnement en ouvrant la bouche.
Elle m’adressa une œillade et me tendit la main à son tour.
Je n’allai pas jusqu’au baisemain, mais m’inclinai avec respect. Lazare me guetta avec une lueur de complicité dans l’œil, espérant que je valide son choix.
Ce n’était pas la première créature de ce type avec laquelle je le surprenais. Ses conquêtes se situaient la plupart du temps à la limite du mauvais goût, mais celle-ci l’avait franchie à grandes enjambées.
— Je vous présente Lilly, une amie.
— Ravi.
Elle arrima son chewing-gum.
— Ravie, je suis, pareillement.
Elle roulait les r et parlait en chantonnant, caractéristique de l’irrésistible accent slave.
Jean-René tripatouilla son double menton.
— Dites-nous, Hugues, vous êtes à Joburg pour raison privée ou professionnelle ?
Sa question me rasséréna, elle indiquait qu’il ne suivait pas l’actualité. J’hésitai entre la prise de recul existentialiste, la filature d’un mari infidèle ou la cure de dé-Carolinisation.
— Un peu des deux.
Il émit un gloussement.
— Vous êtes seul ? Vous déjeunez avec nous, bien entendu. Vous êtes mon invité.
Je consultai ma montre, l’air préoccupé.