— C’est ce que disent les vieux garçons maniérés qui vivent dans un milieu aseptisé.
— On peut apprécier l’ordre et la propreté sans être monomaniaque.
Elle prit un air entendu.
— Bien sûr.
Un ange passa, la photo de mon appartement bien rangé glissée entre les ailes.
Le chef de salle intervint à point nommé. Notre table était prête. La fin août était clémente, il nous avait installés dans les jardins.
À l’instar du serveur, il ne se priva pas de m’adresser une moue admirative au passage. La présence de Nolwenn n’était pas passée inaperçue. Certains convives l’avaient reconnue et les commentaires allaient bon train. La majorité des hommes présents avaient les yeux qui sortaient de leur orbite.
Nous laissâmes le dossier de côté et prîmes notre repas en parlant de choses et d’autres.
Elle me parla de son enfance, de ses débuts dans le métier, de la jalousie viscérale dont se nourrissaient ses consœurs et de ses ambitions cinématographiques. Elle ne put s’empêcher de se plaindre des errements de Lapierre et de son addiction au jeu qui lui avait valu de passer de longues soirées en solitaire.
Elle prit également la liberté de me livrer quelques confidences intimes.
— En plus, sur le plan de ce que vous savez, c’était loin d’être Casanova.
— Vous m’en voyez navré.
— Ça vous choque que je vous dise ça ?
— Aucunement, mais l’argument est inutilisable légalement.
— Les lois sont mal faites, on punit le harcèlement sexuel, mais on tolère l’incompétence.
La France avait récemment abrogé le délit de harcèlement sexuel, mais je ne crus pas opportun de m’étendre sur le sujet.
Une bouteille de Médoc nous tint compagnie et nous terminâmes le repas par un cognac millésimé.
Je ne réclamai pas l’addition, la note était portée sur mon compte.
Elle en fut surprise.
— Vous ne payez pas ?
— Ils ont confiance en moi.
Elle parut hésiter.
— À ce propos, Hugues… je peux vous appeler Hugues ?
Je compris par là qu’elle avait une question embarrassante à me poser.
— Officieusement, je vous y autorise.
— Concernant la provision…
Je comptais mettre ce point à l’ordre du jour de notre prochaine rencontre. Dans les affaires de divorce, les revirements de situation sont à ce point légion qu’il est prudent de demander une avance avant d’entreprendre une quelconque démarche active.
— Rien ne presse, vous pouvez me faire un virement.
Elle se pencha en avant et m’invita à en faire autant.
— J’attends une coquette somme d’argent dans les tout prochains jours, mais je n’aimerais pas que ce détail freine votre enthousiasme.
Elle ôta sa montre et la glissa dans ma main.
J’avais eu le temps de l’examiner. C’était une Rolex en or sertie de diamants, outrancière et hors de prix. Son cadeau de fiançailles, à n’en pas douter.
— Prenez-la, en attendant. De toute façon, je la déteste et je comptais la revendre.
Je la glissai dans ma poche.
— Je la tiens à votre disposition, je vous ferai parvenir un reçu dès demain.
— Inutile, je vous fais confiance.
Je sentis les effets de l’alcool lorsque je me levai.
Elle chancela et se retint à mon bras.
— Vous êtes grand, Hugues, vous mesurez combien ?
— 1 m 93, comme Lincoln, De Gaulle et Mandela.
— Ben Laden aussi, si j’ai bonne mémoire.
Elle conserva mon bras et nous traversâmes la salle sous les regards inquisiteurs des membres bien-pensants.
Lorsque nous arrivâmes sur le parking, elle trébucha et prit appui sur moi. Par précaution, je passai une main autour de sa taille pour prévenir un nouveau glissement de terrain.
— Hugues, je ne peux pas conduire dans cet état. Vous voulez bien appeler un taxi ?
Je m’arrêtai net et auscultai le ciel.
Un étrange pressentiment m’assaillit.
J’arrivais à la croisée des chemins et il me fallait prendre une décision. Le choix que j’allais faire risquait de changer le cours de ma vie. J’entrevoyais les conséquences potentielles des différentes options qui m’étaient offertes et identifiai sans peine la plus mauvaise d’entre elles. Pourtant, je savais que c’est cette plus mauvaise décision que j’allais prendre. J’avais assez d’expérience pour savoir ce dont une femme est capable lorsqu’elle est en rupture affective. Qui plus est, si elle a un verre dans le nez.
Je contemplai une nouvelle fois l’astre lunaire.
Il n’était pas trop tard, je pouvais encore me ressaisir et prendre la bonne décision.
Je m’entendis prononcer.
— Je préfère vous raccompagner. À cette heure-ci, vous risqueriez de tomber sur un chauffeur en état d’ébriété.
3
NUIT D’IVRESSE
Le pied-à-terre de Nolwenn se trouvait dans le bas d’Uccle, non loin de la place Saint-Job, à moins d’un kilomètre de mon domicile.
Elle habitait dans un immeuble sans style, comme il en existe de nombreux dans le quartier. J’étais passé des centaines de fois devant le sien sans y prêter attention.
— Soyez gentil, Hugues, aidez-moi à monter, je risque de m’effondrer dans l’ascenseur.
Même si je tenais mieux l’alcool qu’elle, j’éprouvai quelques difficultés à me garer et dus m’y reprendre à deux fois.
Je sortis, contournai la voiture et l’aidai à sortir.
Elle semblait avoir retrouvé quelque peu ses esprits, mais son pas restait hésitant.
Nous traversâmes la rue et gravîmes les quelques marches qui menaient à la porte d’entrée. Elle tâtonna pour parvenir à introduire la clé dans la serrure.
Nous prîmes l’ascenseur et nous arrêtâmes au troisième.
Elle se dirigea vers l’une des portes, fit volte-face et leva un doigt.
— Ne faites pas attention au désordre, Hugues. Je n’ai pas de femme de ménage, je ne viens que rarement dans cet appartement. Avant, je possédais un aquarium avec un tas de poissons exotiques. Quand je rentrais, ils étaient tous morts. C’était atroce, ils flottaient à la surface, la bouche ouverte. Je devais en racheter d’autres, ça me coûtait une fortune. Vous avez des animaux, Hugues ?
— Un nid de fourmis dans le jardin. Je suis preneur d’une solution pour qu’elles soient mortes quand je rentre.
L’appartement était de belles dimensions. Le chaos qui régnait évoquait davantage la chambre d’étudiante que la résidence d’un top model. L’essentiel du mobilier provenait du catalogue Ikea. Des animaux en peluche et des bibelots encombraient les étagères. Des vêtements pendaient aux chambranles des portes et une photo géante d’elle, en tenue d’Ève, alanguie sur un divan, occupait l’un des murs.
Un bref coup d’œil à l’instantané me permit de noter qu’elle était une vraie blonde.
— Vous aimez ?
Je pensais avoir été discret.
— Beaucoup.
— Issue de ma collection personnelle. Celle-là est l’une des plus innocentes. Amaury voulait que je les fasse disparaître.
— Il a déclaré cela devant témoin ?
Atteinte à la liberté personnelle, tentative d’asservissement.
— Non, pas que je sache. Oubliez le dossier pour l’instant.
— Il ne faut rien négliger.
— Vous ne lâchez jamais prise ? Je vous offre un verre ?
— Il serait plus raisonnable de s’en tenir là et d’aller dormir.
Elle leva les yeux au ciel.
— Vous êtes attendu quelque part ?
— Non.
— Alors, lâchez-vous un peu, Hugues. J’ai un cognac hors d’âge dont vous me direz des nouvelles.