— Dans ce cas, un petit, en vitesse.
Elle disparut dans la cuisine et je m’installai dans le canapé.
Un amoncellement de brochures publicitaires et de courrier non ouvert parsemait la table basse. Le monticule était encadré de canettes de Coca light, de pots de yaourt vides, de gadgets insignifiants et d’un quotidien allemand.
Même si je n’étais attendu nulle part, j’étais moins célibataire que je ne l’avais laissé entendre. J’entretenais depuis trois ans une relation intermittente avec une femme d’affaires impitoyable dénommée Caroline.
Elle partageait ma vision du mariage, même si elle y avait goûté en son temps. De cette union éphémère était née une petite peste colérique et butée qui ne me portait pas dans son cœur. Un lien fusionnel unissait la mère et la fille, raison pour laquelle nous faisions appartements séparés.
Hormis les rares nuits où sa progéniture logeait chez son père, nous ne nous voyions que pour dîner au restaurant, visionner un film, assister à une pièce de théâtre ou soulager notre libido.
J’estimais être dans le top trente de ses priorités, loin derrière sa fille, sa carrière, son image et son enrichissement personnel.
Nolwenn reparut, les bras chargés d’une bouteille de liquide ambré et de deux verres. Elle les posa sur la table et se dirigea vers la chaîne haute-fidélité.
— Musique ? Vous aimez le smooth jazz ?
— Beaucoup. Surtout s’il est vocal. Michael Franks, si vous avez.
— Connaisseur, je vois.
Les premières mesures de Chain Reaction et la voix suave de Michael Franks s’élevèrent dans la pièce.
Elle s’assit à mes côtés et remplit nos verres.
Je remarquai qu’elle avait profité de son éclipse pour s’asperger d’un parfum sensuel.
— À nous, Hugues.
— À nous.
Je pris une gorgée et l’avalai.
Une déflagration secoua l’appartement, mon cœur s’arrêta de battre et je cessai de respirer.
Nolwenn était hilare.
— Je vous avais prévenu, Hugues, c’est du cognac hors d’âge, il doit avoisiner les soixante degrés. Cadeau d’un fan, comme la plupart des babioles qui traînent ici.
De la lave me dévorait les entrailles. Une boule de braise remonta à la surface. Je devais être écarlate.
Je tentai un mot d’esprit, mais aucun son ne sortit de ma bouche.
Elle se pencha et dénoua ma cravate.
— On respire.
Elle défit le bouton de ma chemise et ouvrit le col.
— On se détend.
Elle s’attaqua au deuxième bouton et poursuivit la manœuvre jusqu’au dernier.
Je cherchais toujours l’air lorsqu’elle glissa une main dans l’échancrure de ma chemise et se mit à me caresser la poitrine.
Elle approcha sa bouche de mon oreille.
— On se laisse aller.
Sa tête glissa dans mon cou, descendit le long de mon torse. Sans crier gare, elle me mordilla un téton. Une onde de plaisir se propagea jusqu’à l’extrémité de mes orteils.
Elle poursuivit lentement la descente.
Je renversai la tête en arrière et croisai le regard d’un singe en plastique qui observait la scène depuis le sommet de la bibliothèque.
Sa bouche était à la hauteur de mon nombril lorsqu’elle détacha ma ceinture et ouvrit mon pantalon.
Elle parut satisfaite de ce qu’elle y trouva.
— Mon Dieu, Hugues !
Un sursaut de bienséance m’envahit. Je saisis sa tête à pleines mains dans le but de me soustraire à la caresse, mais sa bouche entama l’irrépressible va-et-vient.
J’imagine sans peine ce que pourraient penser les femmes de mon comportement, et elles n’auraient pas tort. Quant aux hommes qui seraient tentés de me jeter la pierre, je leur demanderais de me dire, en leur âme et conscience, ce qu’ils auraient fait à ma place ?
MARDI 23 AOÛT 2011
4
LE FACTEUR SONNE TOUJOURS DEUX FOIS
La sonnerie du téléphone résonna.
J’ouvris un œil, assailli par la sensation qu’une foreuse me transperçait les tympans.
Je m’assis dans le lit.
J’étais chez moi.
Seul.
Le jour était levé et je n’avais pas coupé mon portable.
J’avais une gueule de bois phénoménale, mon cœur tambourinait dans mes tempes, et des relents de cognac agressaient mes narines. Je ne connaissais que trop bien ces lendemains de veille ; le lingot de plomb dans la tête, la ligne d’horizon indécise, la nausée lancinante et la conviction profonde que la mort, imminente, sera une délivrance.
Je tâtonnai à la recherche du téléphone et consultai l’écran.
Caroline.
Je jetai un coup d’œil au réveil.
9 h 10.
— Bonjour, ma chérie.
— Bravo !
Un déclic et un chuintement continu s’ensuivirent.
Il m’était déjà arrivé d’essuyer des formules approchantes, mais elle les assortissait d’une explication avant de raccrocher.
Je me levai avec précaution et enfilai ma robe de chambre. Mes vêtements disséminés çà et là me permirent d’imaginer ce que furent mes derniers instants avant le naufrage. Mon caleçon et mes chaussettes traînaient au pied du lit, ma chemise était roulée en boule à l’entrée de la chambre, mon pantalon et mon veston gisaient dans le hall d’entrée.
Je me dirigeai d’un pas prudent vers la cuisine.
J’explorai l’armoire à pharmacie, m’affalai sur une chaise et contemplai la désagrégation de trois comprimés d’Alka-Seltzer dans un verre d’eau.
Le carillon de la porte d’entrée retentit au moment où je tentais d’avaler la mixture.
Elle avait fait vite.
Elle s’était emportée pour une raison quelconque, avait raccroché dans un geste irraisonné et éprouvait quelques scrupules. Elle venait à présent me présenter ses excuses.
Je jetai un coup d’œil dans le miroir. J’étais dans un état pitoyable ; les cheveux en bataille, le teint blafard, les yeux bouffis, soulignés de larges cernes bleuâtres.
La sonnerie résonna une seconde fois. Je tentai tant bien que mal de composer un sourire avenant et ouvris la porte.
Ils étaient deux.
Ils auraient pu passer pour frères.
Petits, ils avaient forcé sur les séries télé, il ne leur manquait que le Stetson et l’imperméable fripé.
— Monsieur Tonnon ?
— C’est moi.
Le visage de celui qui m’avait adressé la parole ne m’était pas inconnu.
— Jean-Paul Witmeur, inspecteur principal à la RL Crime de Bruxelles.
Witmeur ?
Il fit un geste en direction de son double.
— Michel Grignard, mon collègue. Nous pouvons entrer ?
Jean-Paul Witmeur ?
Je fouillai dans ma mémoire. Le cheveu gras, le nez luisant, une épaule plus haute que l’autre. J’étais certain d’avoir déjà eu affaire à ce Witmeur.
— Bien sûr, messieurs. Que me vaut votre visite ?
— Nous avons quelques questions à vous poser.
Ils prirent l’initiative d’entrer.
Witmeur lança un coup d’œil aux habits éparpillés sur le sol et les enjamba sans un mot.
— Où étiez-vous cette nuit, vers quatre heures ?
La voix, l’intonation traînante.
Je savais d’où je le connaissais.
Witmeur/Depasse
Une affaire que j’avais traitée deux ans auparavant.
Il était alors marié à une jeune femme timide, réservée et soumise qu’il trompait à tour de bras.