— Ce n’est pas moi qui fais les règlements.
Je me tins coi. Je ne souhaitais pas qu’elle revienne sur les événements de la veille et me ressasse ses griefs en public, d’autant que Tom rôdait dans les parages.
Le taxi arriva dans les minutes qui suivirent, un imposant monospace noir aux vitres fumées, dont le climatiseur était réglé à la température minimale, proche de zéro degré.
Je m’adressai au chauffeur.
— Auriez-vous l’obligeance de monter un tant soit peu la température avant que ma compagne de voyage ne vous le demande de manière plus abrupte ?
Cette dernière leva les yeux au ciel, excédée.
— Ce que vous êtes pompeux.
Si l’ivresse avait l’heur de l’émoustiller, la gueule de bois la rendait insupportable.
Le passage au poste de police nous prit plus d’une heure, laps de temps durant lequel je restai tapi dans le taxi afin de ne pas attirer l’attention des policiers. J’en profitai pour aller sur Internet et acheter deux billets sur le vol Air France qui décollait à 15 h 10.
Je réglai le dû à l’aide de la carte Visa de Willy Staquet et réservai les places aux noms de Thomas Campbell et de Christelle Beauchamp.
Je terminais l’opération lorsque la susnommée fit sa réapparition. Je compris à sa mine renfrognée que la formalité ne s’était pas déroulée sans encombre. Je sortis du taxi et fis le tour du véhicule pour lui ouvrir la portière.
Elle fulmina.
— Bande de cons !
Je m’abstins de lui poser la moindre question.
Un autre taxi vint se ranger le long du trottoir, à une trentaine de mètres du nôtre. Tom en descendit, affairé. Par miracle, il ne remarqua pas notre présence.
Christelle Beauchamp se précipita dans l’habitacle et siffla entre ses dents.
— Quel boulet, celui-là !
Le peu de considération qu’elle accordait à sa victime leva les derniers scrupules que j’éprouvais à avoir assouvi mes pulsions.
Le taxi reprit sa route. Nous traversâmes un vieux quartier pour nous rendre à notre destination. Le centre d’Alger avait des allures de Marseille laissée à l’abandon. Rien ne semblait avoir changé depuis Pépé le Moko.
Le consulat général de France était constitué d’un bâtiment carré de deux étages au toit constellé d’antennes. Trois fonctionnaires en bras de chemise fumaient une cigarette sur le pas de la porte.
Christelle Beauchamp pila devant eux pour qu’ils libèrent le passage et s’engouffra dans l’immeuble en brassant l’air de la main.
Je fis à nouveau le pied de grue, mais l’attente fut de plus courte durée. Elle ressortit du consulat moins d’une demi-heure plus tard.
La célérité de l’Administration française ne parut pas avoir calmé son irascibilité. Elle s’affala sur la banquette et agita une série de papiers sous mes yeux.
— Ils ne m’ont pas donné un nouveau passeport, mais un laissez-passer valable pour vingt-quatre heures. J’espère qu’il y aura de la place dans l’avion pour Paris. Sinon, il faudra choisir une autre destination, parce que je ne resterai pas un jour de plus dans ce pays.
— Rassurez-vous, tout est réglé, nos places sont réservées.
Il était plus de treize heures lorsque nous prîmes la direction de l’aéroport. Je réalisai que le compte à rebours commençait. Mes contractions musculaires resurgirent et mon estomac émit quelques gargouillis.
L’espace d’un instant, je ne fus plus aussi sûr d’avoir pris la bonne décision.
À l’approche de l’aéroport, une sensation d’angoisse me submergea. Je ne pus m’empêcher de céder à un début de panique.
Je brandis le passeport de Tom.
— Vous croyez vraiment que c’est une bonne idée ? Vous ne pensez pas que c’est trop risqué ? La ressemblance n’est pas frappante.
Elle soupira.
— Les flics français sont incapables de reconnaître un Arabe sur une photo. Ici, c’est la même chose, dans l’autre sens.
L’argument me parut léger, mais je dus m’en contenter.
Peu avant l’entrée de l’aéroport, nous fûmes arrêtés par un barrage de police. L’un des hommes s’approcha de la voiture. Il était muni d’un petit appareil équipé d’une antenne qu’il braqua dans notre direction.
Un filet de sueur glaciale descendit le long de mon torse.
Il demanda au chauffeur de sortir de la voiture et d’ouvrir le coffre.
Je fus pris de tremblements convulsifs.
Le policier jeta un vague coup d’œil à l’arrière, referma la malle et nous autorisa à repartir.
Nous eûmes droit à un deuxième contrôle trois cents mètres plus loin. La procédure fut identique, mais l’homme exigea que l’on ouvre également le capot. Il ausculta le moteur et libéra le passage.
Arrivés au terminal, nous descendîmes du taxi, récupérâmes nos valises et nous dirigeâmes vers l’entrée de l’aérogare. Nos bagages furent passés au scanner et nous fûmes soumis à une fouille corporelle avant de pouvoir entrer. Il faisait une chaleur torride, ce qui était une excuse acceptable pour justifier la ruine de ma chemise.
L’opération terminée, Christelle Beauchamp m’interpella.
— Détendez-vous, on voit à votre tête que vous n’êtes pas net.
Je la dévisageai.
Hormis les yeux rougis par les excès de la veille, le stress ne semblait pas avoir de prise sur elle.
— La critique est aisée. Dans le pire des cas, les Algériens pourraient vous reprocher de séjourner illégalement dans leur pays. Ils vous feraient une remontrance et vous renverraient en France. Vous n’êtes pas en possession d’un passeport volé, vous n’êtes pas recherchée par Interpol comme suspecte principale dans trois affaires criminelles et vous ne devez pas répondre d’un tas d’autres chefs d’accusation.
— C’est pour toutes ces raisons que vous devez avoir l’air décontracté.
La logique féminine restait pour moi une énigme.
Nous allâmes chercher nos billets au comptoir d’Air France où la préposée se contenta de regarder la couverture de nos passeports sans les ouvrir.
Nous fîmes enregistrer nos bagages et nous rendîmes vers la salle d’embarquement où de nouvelles tracasseries administratives nous attendaient.
Un policier nous indiqua une table où se trouvaient les formulaires de sortie que nous dûmes remplir. Il nous expliqua que le document devait être présenté accompagné du passeport à un guichet situé quelques mètres plus loin.
J’y jetai un coup d’œil à la dérobée.
Je vis quatre hommes en uniforme, dont deux lourdement armés qui encadraient un fonctionnaire chargé de contrôler les passagers.
Mes mains étaient moites, mon visage ruisselait, ma chemise me collait à la peau. Il fallait être aveugle pour ne pas voir que j’étais au bord de la syncope.
Tel un condamné, je remplis les papiers et me dirigeai vers le gibet.
Christelle Beauchamp souffla dans mon dos.
— Détendez-vous, merde !
Un quatuor d’Asiatiques nous devançait. L’attente me parut interminable et je crus défaillir lorsque vint mon tour. Je tendis le passeport volé et le formulaire de sortie. L’homme s’empara des documents, apposa quelques tampons, jeta un vague coup d’œil au passeport et le glissa en retour sur la tablette.
Je le repris, incrédule.
La tête me tournait.
Christelle Beauchamp passa à son tour, me prit par le bras et me guida vers le portail de sécurité.
— J’ai cru que vous alliez leur présenter vos poignets pour qu’ils vous passent les menottes.
Je tentai de répondre, mais ma langue était collée à mon palais.
Il était 14 h 30.
Un appel signala que l’embarquement pour le vol Air France à destination de Paris commençait.