Je crus que la partie était gagnée lorsque je vis deux policiers armés de fusils pour la chasse au mammouth. Le regard suspicieux, ils pratiquaient un contrôle systématique des papiers à l’entrée du couloir qui menait à l’avion.
Je me rongeai les sangs jusqu’à ce que l’un d’eux me fasse signe d’avancer.
La main tremblante, je lui tendis mon passeport. Il l’ouvrit, examina la photo, m’examina, retourna à la photo, revint vers moi.
— C’est vous, ça ?
Mes intestins marquèrent le coup.
Je tentai un sourire et répondis en m’inspirant de l’accent de John Wayne.
— Yes, c’est un vieux photo, je dois le changer.
Il considéra une nouvelle fois la photo et interpella son acolyte. Ce dernier contempla la photo et me fouilla du regard. Ils échangèrent quelques mots en arabe.
Christelle Beauchamp mima l’impatience.
— Bon, on peut y aller ?
Le policier fit une moue fataliste et me rendit le passeport.
J’avançai dans le couloir tel un automate, la nuque raide, les jambes engourdies. Je m’engageai dans l’appareil. L’hôtesse me souhaita la bienvenue à bord, me regarda avec inquiétude et me demanda si tout allait bien.
Christelle Beauchamp intervint.
— Rassurez-vous, ça va aller. Il a peur en avion depuis qu’il est tout petit. Viens, mon chéri.
Nous prîmes place.
Lorsque l’avion atteignit son altitude de croisière, je me détendis peu à peu. Malgré la crânerie qu’elle avait affichée, je sentis que Christelle Beauchamp en faisait autant.
Je fermai les yeux et attendis qu’elle me pose la question.
L’attente fut de courte durée.
— Dites-moi.
— Oui ?
Elle prit l’air dégagé, comme si elle abordait un point de détail.
— C’est qui, l’assassin ?
— L’une des plus vieilles techniques de manipulation consiste à prêcher le faux pour savoir le vrai. Je suis persuadé que vous allez exceller dans ce registre.
36
L’APPÂT
Nous atterrîmes à Paris-Charles-de-Gaulle à 18 h 35, précisément à l’heure prévue, ce que le commandant de bord ne manqua pas d’annoncer avec jubilation.
Lorsque nous approchâmes du poste de contrôle, j’hésitai entre le passeport de Tom et celui de Willy Staquet. Je finis par présenter celui de l’accordéoniste.
Dans tous les cas de figure, Witmeur saurait sous peu que j’étais à Paris. L’ultimatum qu’il m’avait fixé expirait dans moins de quarante-huit heures, ce qui était une raison valable pour mon retour. Je comptais de toute façon le prévenir de mon arrivée.
Je tendis le document d’une main crispée. Le policier y jeta un rapide coup d’œil et m’ouvrit le passage.
Christelle Beauchamp fit le mauvais choix et exhiba son laissez-passer franco-algérien. S’ensuivirent de longues palabres dont elle ne sortit indemne qu’après avoir rencontré les supérieurs du policier dans un bureau isolé.
Elle ne m’avait plus adressé la parole depuis le décollage à Alger. La réponse énigmatique que j’avais donnée à sa question l’avait manifestement refroidie.
Je m’étais abstenu de relancer, elle d’insister.
Nous récupérâmes nos bagages sans un mot et prîmes la direction de la sortie.
Ce mutisme réciproque me convenait. Je ne souhaitais pas qu’elle me bombarde de questions ou me presse de lui soumettre le projet que j’avais en tête, d’autant que je n’avais ni réponse ni stratégie à proposer, mais seulement une vague idée à exploiter.
J’avais mis à profit les deux heures de vol pour me creuser les méninges et concocter un semblant de plan. Elle m’avait guetté du coin de l’œil pendant que je rédigeais la chronologie et le minutage présumé de l’opération sur mon iPad, sans pour autant s’abaisser à me demander de quoi il retournait.
Nous sortîmes du terminal et je hélai un taxi.
Il faisait vingt-cinq degrés, mais la température me parut fraîche.
Je me tournai vers elle.
— Où habitez-vous ?
Ce fut plus qu’elle ne put en supporter.
Elle maugréa.
— Quand vous aurez fini avec vos cachotteries, vous me ferez signe.
— Ayez encore un peu de patience, je vous expliquerai tout en détail chez vous. Où habitez-vous ?
— Dans le quinzième, mais il est hors de question que vous veniez chez moi. Sur Paris, neuf hôtels sur dix ne vous demanderont aucun papier.
Je souris intérieurement. La mollesse de son objection indiquait que j’avais pris l’ascendant.
— Ce n’est pas pour une question de discrétion, mais pour la bonne exécution de notre plan. Rassurez-vous, je ne resterai pas une minute de plus que nécessaire et je ne boirai pas une goutte d’alcool.
Ma provocation délibérée resta sans retour, ce qui conforta ma thèse. L’avantage que j’avais acquis ne serait toutefois que de courte durée. Dès que je lui aurais fait part de mes déductions, la harpie qui sommeillait en elle reviendrait à la charge.
La circulation sur le périphérique était fluide. Le taxi nous déposa rue Falguière une heure plus tard. Christelle Beauchamp habitait dans un immeuble de coin situé au-dessus d’une brasserie appelée Le Grillon.
L’appartement était à son image, faussement bohème et vraiment chaotique. L’ancien voisinait avec le contemporain sans recherche apparente : les tentures venaient de Katmandou, un canapé en cuir noir squattait le salon, des affiches de cinéma des années cinquante tenaient lieu de décoration murale et un Mac 27 pouces trônait sur un bureau Louis XV.
L’ensemble était d’un goût discutable.
Je tentai de détendre l’atmosphère.
— C’est joli chez vous.
— Ne vous fatiguez pas.
— Je le pense vraiment.
Elle posa sa valise, jeta son sac sur une chaise et s’affala dans le canapé.
— Alors ? Qu’est-ce qu’on fait ?
— Le succès de la première partie du scénario est entre vos mains. Vous êtes journaliste, vous connaissez du monde. Pour vous, ce devrait être un jeu d’enfant. Il faudrait que vous trouviez le numéro de portable de Juan Tipo.
Je m’attendais à une explosion de colère, à un flot de questions, à une salve d’objections. Elle acquiesça.
— Ce devrait être possible. Ensuite ?
— Je vais appeler un ami avocat. Commençons par cela. Si nous obtenons tous deux ce que nous voulons, nous passerons au deuxième acte. Puis-je utiliser votre ligne fixe ?
— Allez-y.
Elle prit son téléphone portable dans son sac et sortit de la pièce en composant un numéro.
À mon tour, j’appelai Patrick.
Comme je m’y attendais, il ne répondit pas. Le numéro que j’utilisais n’était pas identifié dans ses contacts.
Je lui laissai un message explicite.
— Patrick, c’est moi, Hugues, rappelle-moi au plus vite à ce numéro, merci.
Il me fallut attendre moins d’une minute.
— Hugues ? Je n’ai plus de nouvelles de toi depuis une semaine. Qu’est-ce que tu fous ? C’est quoi ce numéro ? Tu es en France ?
— Calme-toi, je t’expliquerai l’affaire en détail, mais j’ai besoin d’une information de toute urgence.
— Tu es chez les flics ?
— Non, tout va bien, je suis chez une amie.
— Les poulets te cherchent partout, tu t’es foutu dans un sale pétrin.
— Nous en reparlerons plus tard. Pour l’instant, j’ai besoin d’un renseignement.
— Je t’écoute.
— Combien de temps faudrait-il à la police belge pour obtenir l’autorisation de mettre une ligne sur écoute, sachant que le téléphone est un mobile et que l’opérateur est probablement hollandais ? Question subsidiaire, quel serait le délai s’ils décidaient de le faire sans autorisation ?