Cela faisait deux heures qu’il roulait sans respecter les limitations de vitesse.
Mon silence prolongé n’ayant eu aucune prise sur lui, je pris l’initiative de l’interpeller lorsque nous passâmes la frontière.
— Depuis quand saviez-vous ?
Ma voix avait vibré dans l’habitacle. Je pris conscience que mes oreilles bourdonnaient.
Il me lança un bref coup d’œil sans détourner la tête.
— Depuis quand je savais quoi ? Que vous étiez incapable de tirer un coup de feu ? Depuis la première minute.
Sa réponse ne me surprit qu’à moitié.
— Dans ce cas, pourquoi vous êtes-vous acharné sur moi ?
Il grimaça un sourire.
— Comme vous sembliez vouloir vous mêler de cette affaire, je me suis dit que vous feriez un enquêteur freelance acceptable.
— Je suis sûr que ce n’est pas la seule raison.
— C’est exact. Nous avons un contentieux, non ?
Je compris soudain la raison de ce transfert en seul à seul. Il avait demandé à ses hommes de rentrer en train pour pouvoir régler ses comptes avec moi.
Comme beaucoup, il n’avait pas fait le deuil de son divorce et la quote-part que j’avais exigée pour l’intervention chirurgicale de sa femme ne l’avait pas aidé à passer le cap.
Je l’observai à la dérobée. Ses cheveux gras, ses traits avachis, ses vêtements bas de gamme, sa posture de faux dur.
Je ne sais ce qui se produisit.
Pour la première fois, je le vis autrement. Je n’avais plus à mes côtés un flic revanchard, mais un homme meurtri. Un homme blessé dans sa chair et dans son amour-propre.
J’imaginai l’espace d’un instant les gauloiseries qui devaient circuler dans son dos, les rires gras, les quolibets, la surenchère des confrères. Je compris la honte qu’il devait éprouver au quotidien.
Je me souvins d’une citation que l’un de mes clients avait prononcée.
La honte est dans l’offense, non dans l’excuse.
Sans me prévenir, lors d’une rencontre avec la partie adverse, il s’était excusé auprès de sa femme. Il avait dressé la liste des erreurs qu’il avait commises, sans chercher à se justifier ou à se donner bonne conscience.
Sa femme était restée muette d’étonnement.
Elle s’était levée et l’avait pris dans ses bras.
La procédure de divorce s’était arrêtée là.
Depuis ce jour, je reste convaincu qu’une partie des conflits conjugaux pourrait se régler sans heurts si les deux parties acceptaient de reconnaître leurs torts respectifs au lieu de s’enferrer dans une logique d’affrontement.
J’inspirai et m’éclaircis la voix.
— Je suis désolé, monsieur Witmeur.
Cette fois, il tourna la tête et me dévisagea.
— Vous êtes désolé ? De quoi ?
— Je suis désolé d’avoir privilégié ma gloriole personnelle et ma soif de reconnaissance. Je suis désolé de vous avoir humilié, de ne pas avoir tenu compte de votre sensibilité. J’ai été con et arrogant et je vous prie de bien vouloir accepter mes excuses.
Il me dévisagea une nouvelle fois et vit que j’étais sincère. Il cligna plusieurs fois des yeux, reporta son attention sur la route et se mura dans le silence.
Quelques kilomètres plus loin, il emprunta une bretelle de sortie.
Je tentai de nous localiser.
Nous étions à hauteur de Mons. La jauge d’essence n’émettait pas de signal de détresse et je n’avais pas manifesté le désir de satisfaire un besoin naturel.
Il poursuivit à faible allure vers l’entrée de la ville en jetant de fréquents coups d’œil à droite et à gauche, comme s’il cherchait un endroit propice.
Après une centaine de mètres, il immobilisa le véhicule et m’apostropha.
— Descendez, Tonnon, on va régler ça entre hommes.
41
DEUX HOMMES DANS LA VILLE
Il me défia du menton.
— Tu en veux encore une ?
— Pourquoi pas ? Une petite dernière, alors, pour la route.
Il fit signe au tenancier.
— Deux Bush.
Dans un premier temps, j’avais cru qu’il allait m’emmener dans un terrain vague pour solder notre différend aux poings. À mon grand soulagement, j’avais compris en sortant de la voiture qu’il concevait le règlement de comptes entre hommes d’une tout autre manière.
Il avait repéré un petit café dans une rue déserte, un bistro miteux tout droit sorti d’une chanson de Jacques Brel. Une odeur de bière chaude et de transpiration imprégnait l’endroit. Suspendue dans un coin, une télé d’un autre âge ronronnait en sourdine. Derrière le comptoir, le patron broyait du noir en essuyant ses verres.
Nous nous étions installés près de l’entrée. Quelques habitués discutaient de la crise gouvernementale à la table voisine. L’œil injecté, un index pointé vers le ciel, le plus aviné de la bande expliquait d’une voix pâteuse ce qu’il ferait, lui, s’il était premier ministre.
Witmeur avait eu la délicatesse de ne pas revenir sur mes excuses. Lors de la première tournée, il avait levé son verre et porté un toast aux chevaux, aux échelles, à nos femmes et à ceux qui les montent. Je lui avais rendu un sourire de connivence, ne me sentant pas en position de force pour souligner la lourdeur de sa dédicace.
Nous avions bu notre verre en silence, bercés par le débat en cours à la table contiguë : diminution des impôts, réduction du chômage, chasse aux fraudeurs qui dissimulent leur argent dans des banques suisses.
À la seconde Bush, Witmeur avait lancé le sujet.
— Vous savez fermer votre gueule, Tonnon ?
J’avais pris mon air le plus angélique, celui que j’affecte lorsque la partie adverse met à jour l’une de mes manigances.
— Nous sommes entre nous, il n’y a ni témoins ni enregistrement. De plus, je respecte les règles de déontologie et j’ai une mémoire séquentielle.
Il avait avalé une longue gorgée de bière et s’était essuyé la bouche avec le revers de la main.
— L’affaire a commencé à Johannesburg, pendant la Coupe du monde. Plusieurs matches ont été truqués. Cet aspect de la question est loin d’être éclairci, et pour tout dire, je m’en fous, je ne me suis occupé que de ce qui me concernait.
J’avais vu juste.
— Le score contre le Mexique était écrit d’avance. Tipo et Zagatto le savaient.
— Bien sûr, ils le savaient, ce sont des joueurs de pointe. Je ne connais pas les détails de la magouille, mais ce qui est sûr, c’est que les Mexicains n’ont rien fait pour gagner, Zagatto l’a avoué. Après le match, le 27 juin, les Argentins ont fêté leur prétendue victoire et Tipo a voulu s’offrir un petit extra. Meslek, l’un des préparateurs, lui a refilé l’adresse d’une pute. Tipo lui a téléphoné et ils ont arrangé une rencontre.
J’avais tenté une ouverture.
— Laissez-moi deviner. Comme il connaissait le score d’un des matches à suivre, il lui a demandé après leurs ébats de parier une belle somme pour son compte ?
Il avait vidé son verre et commandé le suivant.
— C’est plus sordide que ça. Ce connard n’a pas voulu la payer. Il estimait qu’il l’honorait en la baisant. La fille ne l’a pas vu du même œil. Pour la calmer, il lui a refilé un tuyau sur un match de demi-finale, en lieu et place du règlement de sa prestation, mais elle n’a pas accepté et a exigé d’être payée en espèces. Comme le ton montait, elle l’a menacé de révéler ce qu’il lui avait dit s’il ne la payait pas. Erreur fatale. Tipo a fait profil bas. Il lui a dit qu’il n’avait pas de fric sur lui, qu’il allait rentrer à l’hôtel pour en prendre et qu’il allait revenir. Pas très futée, ou trop sûre d’elle, la nana l’a cru et lui a refilé la carte d’accès au lotissement.