— Bravo !
5
VERY BAD TRIP
Le visage de Patrick, mon ami de toujours, exprimait la plus profonde désolation.
— Je n’irai pas par quatre chemins, Hugues. Tu es dans la merde.
La photo m’immortalisant bras dessus, bras dessous avec Nolwenn Blackwell, éméchée mais pétante de santé, était parue à six heures du matin dans la Dernière Heure.
Deux heures plus tard, au journal de huit heures, les radios annonçaient sa mort de manière laconique. Les voisins avaient entendu deux fortes détonations vers quatre heures du matin, la police était intervenue et l’avait trouvée morte, l’enquête suivait son cours. Ils n’en disaient pas davantage.
Même si l’on ne parlait pas de moi dans le déroulement du second acte, le citoyen lambda établirait un lien étroit entre les deux événements ; nous nous étions gorgés d’alcool, j’étais allé chez elle, j’avais tenté de lui faire subir les pires outrages, elle avait refusé, je l’avais assassinée.
— Je sais que je suis dans la merde, mais ne me regarde pas de cette manière.
Il était onze heures.
Je devais me présenter à la police à midi. Patrick avait répondu présent à mon appel de détresse et était venu chez moi en un temps record pour que je lui relate l’affaire dans les grandes lignes.
Nous avions fait nos études ensemble, mais il avait persévéré dans la voie que je m’étais initialement tracée et était devenu un pénaliste réputé. Il comptait dans sa clientèle quelques personnages peu recommandables qui lui réglaient ses honoraires à l’aide d’enveloppes remplies de petites coupures.
Physiquement, il était mon contraire absolu, petit et enveloppé, chauve et débraillé.
Il passa une main sur son crâne.
— Je sais que ça va te paraître absurde, mais je dois te poser une question et tu dois y répondre. Que s’est-il réellement passé ?
Je fronçai les sourcils en signe d’impuissance.
— Je ne pourrais pas te répondre. Tu sais ce que c’est.
Il acquiesça d’un signe de tête, l’air contrit.
Le goût de la fête tenait une place déterminante dans l’échelle de valeurs des avocats. Dîners, réceptions, cocktails, petites rentrées, grandes rentrées, revues, tout était prétexte à se réunir pour faire la bombe. Plus d’une fois, Patrick et moi avions frôlé le coma éthylique.
À l’issue du banquet de la rentrée, l’un de mes éminents confrères, sommité dans le domaine social, avait été retrouvé à l’aube, dans une grande artère de la capitale, pataugeant dans le caniveau, cherchant à se faufiler sous une voiture. Interrogé par la police, il avait déclaré vouloir échapper à une horde de grizzlis qui le poursuivaient.
Notre attachement aux lois n’était qu’un masque au travers duquel nous cherchions à comprendre les motivations de ceux qui les transgressaient. Lorsque nous plaidions, nous nous couvrions de nos atours, robe, cravate, et nous nous dissimulions derrière nos belles phrases et nos manœuvres de séduction. Nous ne faisions pas les lois, mais nous étions là pour les interpréter et les faire appliquer. Lorsque la tension et le stress diminuaient, nous aimions retrouver l’être amoral qui sommeillait en nous. À notre tour, nous transgressions les règles pour nous vautrer dans l’inconduite et l’intempérance.
La jouissance et le plaisir formaient le ciment de notre esprit de corps.
— Je te pose la question différemment, Hugues, est-il possible que… ?
— Que je l’ai tuée ?
— Désolé, je dois savoir.
— Non, je ne l’ai pas tuée.
— D’où vient le flingue, alors ?
— Si tu me demandes d’où vient le flingue, cela veut dire que tu penses que je l’ai tuée. Ce flingue appartient à l’assassin de Nolwenn Blackwell. Je n’en ai jamais possédé et je ne sais pas m’en servir.
— Ils ont examiné tes mains ?
— Oui.
— Ils ont fait un prélèvement ADN ?
— Oui.
— Ils ont pris les vêtements que tu portais hier ?
— Oui.
— Bon. Au moins, ils ne trouveront pas de traces de poudre ou de sang. Mais ils pourront arguer que tu étais à poil et que tu portais des gants ménagers.
L’image traversa mon esprit.
— Ils ne vont pas trouver de poudre ou de sang, mais ils risquent de trouver du sperme, et dans ce cas, ce sera le mien.
Il ne put s’empêcher de hocher la tête.
— Pourquoi ils risquent ?
— Je ne sais pas ce qu’elle en a fait.
Il leva les yeux au ciel.
— Je vois. Même s’il est dans son estomac, ils le trouveront.
— J’aurais dû rentrer chez moi, je ne serais pas mêlé à cette histoire.
— Ta voiture est restée là-bas. Si tu es rentré en taxi, ils trouveront la compagnie qui s’en est chargée et l’heure du trajet, ce qui pourrait te mettre hors de cause. Si tu es rentré à pied, prie pour que quelqu’un t’ait croisé et s’en souvienne.
— À la question « était-elle ma cliente », qu’est-ce que je réponds ?
— Vous avez conclu un accord ?
— Verbal.
— Déclare qu’elle est venue te demander un simple conseil et que tu ne lui as pas réclamé d’argent.
— La Rolex ?
Il se redressa et se frotta le menton.
— Tu m’as dit qu’elle voulait la revendre ?
— Elle ne l’aimait plus et comptait la revendre.
— Dis-leur que tu envisageais de l’acheter pour Caroline, mais que tu souhaitais la faire expertiser d’abord.
Je fis une moue dubitative.
— Pour Caroline ? Une Rolex en or et diamants ?
— Ça vaut ce que ça vaut. Au moins, ça explique qu’elle l’ait mise à ta disposition momentanément. Précise que tu avais prévu de lui envoyer un reçu aujourd’hui.
— Les autres questions ?
— Réponds à chaque question, sans donner de détails, en t’en tenant aux faits, rien qu’aux faits, sans imaginer, concevoir, minimiser, exagérer, généraliser ou extrapoler.
— Ça va, je connais.
— Et surtout, tu t’en tiens à une version et tu ne la changes plus.
— Bien.
— Autre chose. Tu vas être sous le feu des projecteurs. Tu risques de te retrouver face à des caméras ou à des appareils photo. Pas de sourire. Visage serein et déterminé. Pas de tension. Ne réponds à aucune question à la volée. Ne te laisse pas démonter par des phrases pièges ou des affirmations agressives.
— C’est tout ?
— Pour l’instant, c’est tout.
6
GARDE À VUE
Je connaissais la scène, je l’avais vue des dizaines de fois à la télévision. La pièce aveugle, la table métallique, les chaises bancales, les traînées de sang sur les murs, la glace sans tain et la caméra qui filme l’interrogatoire.
Je voyais le pauvre type affalé sur une chaise, les flics teigneux qui tournoyaient autour de lui, hurlaient dans ses oreilles et lui allongeaient une gifle quand l’envie leur en prenait.
Lorsqu’il n’en pourrait plus, le gentil entrerait dans la pièce, ferait sortir le méchant, se mettrait à lui parler d’un ton doucereux et recueillerait sa confession.
Je connaissais la scène et j’étais persuadé que cela se passerait comme tel.
Je n’en étais pas loin. Les gifles exceptées, mon après-midi se déroula à peu de choses près de cette manière, dans la première partie en tout cas.
Le planton qui m’accueillit était courtois et je ne dus patienter que quelques minutes avant qu’un homme massif d’une cinquantaine d’années vienne à ma rencontre en traînant Witmeur et Grignard dans son sillage.