Il se présenta, commissaire Henri Buekenhoudt, et prit soin de ne pas me tendre la main. Le trio m’installa dans une petite salle sans fenêtre et m’offrit un verre d’eau tiède.
En préambule, le commissaire Buekenhoudt déclara d’une voix monocorde que ses services souhaitaient faire la lumière sur cette triste affaire et qu’ils avaient quelques questions à me poser. Il me fit un bref topo sur les faits qui ne m’en apprit pas davantage que ce qu’en disaient les radios.
Il entama ensuite les hostilités en mode mineur.
Qui étais-je, prénom et nom, où étais-je né, à quelle date, où se situait mon domicile, quel était mon état civil, quelle était ma profession ?
À chacune de mes réponses, il hochait la tête en signe d’assentiment comme si les informations que je lui fournissais coulaient de source et qu’il aurait répondu de la même manière. Les deux autres sbires se tenaient en retrait et attendaient leur tour, les yeux rivés sur ma nuque.
Après avoir noté mon adresse de messagerie électronique et mes différents numéros de téléphone, Buekenhoudt se leva et sortit de la pièce sans prononcer un mot.
Fidèle aux poncifs les plus éculés, Grignard ôta sa veste et s’assit sur la table. Witmeur vint se poster derrière moi, dérobé à ma vue.
Certains échanges défièrent l’imagination.
— Où étiez-vous hier après-midi, aux environs de dix-sept heures ?
— À mon cabinet.
— De combien de personnes se compose votre cabinet ?
— J’ai un collaborateur et deux assistantes.
— Ça fait donc trois personnes ?
— Quatre avec moi-même.
— En effet. Quels sont leurs noms ?
— Mon collaborateur s’appelle Maxime Gillio.
— Gillio ?
— Oui, Gillio, vous voulez que j’épelle ?
— Je sais écrire.
Maxime travaillait pour moi depuis cinq ans. Je l’avais recruté à la sortie de l’université. J’avais d’emblée été séduit par son cynisme et son absence de scrupules, qualités précieuses dans ma spécialité.
En règle générale, il me secondait dans les affaires importantes, mais commençait à en initier certaines. Un chaos indescriptible régnait sur son bureau. Néanmoins, il mettait la main sur les documents que je lui demandais en moins de dix secondes. Avec son goût prononcé pour les blagues douteuses et les chemises voyantes, il donnait une touche récréative au cabinet.
— Quels sont les noms de vos assistantes ?
— Véronique Dessaint et Véronique François.
— Elles s’appellent toutes les deux Véronique ?
Qu’étais-je censé répondre à une telle question ?
— Oui.
Elles étaient aux antipodes l’une de l’autre. Véronique Dessaint était un petit bout de femme, vive et enjouée, d’humeur sociable. C’était la sprinteuse de l’équipe. En plus du suivi administratif des affaires, elle prenait en charge les communications téléphoniques, accueillait les clients, gérait mon agenda et s’occupait de la comptabilité.
L’autre, la marathonienne, se terrait au fond du cabinet. Ma seule présence la tétanisait. Elle était discrète, perfectionniste et accomplissait avec détachement des tâches que la majorité des cabinets exécraient. Quand la rentrée des classes approchait, certaines clientes désinvoltes nous envoyaient leur collection de tickets de caisse relatifs aux fournitures scolaires. Sans sourciller, elle les répartissait sur le bureau, les triait par date et par type, transcrivait les données sur une liste, calculait les montants, établissait les totaux et réclamait la quote-part à la partie adverse.
En aparté, Maxime l’appelait la Molaire, la grosse du fond.
— Étaient-ils tous trois présents à votre cabinet, hier à dix-sept heures ?
— Non, seule Véronique Dessaint était présente à cet instant.
— Les trois autres étaient donc absents ?
— Non, les deux autres, puisque j’étais là.
Après une heure de ce manège, Grignard sortit de la pièce et céda la place à Witmeur dont j’avais presque oublié la présence.
Ce dernier opta pour une stratégie différente.
Du pied, il accrocha une chaise, la retourna et s’assit à califourchon pour me faire comprendre que nous allions à présent aborder les choses sérieuses et entrer dans le vif du sujet. Les étapes précédentes n’étaient qu’une mise en jambes destinée à affaiblir mes défenses.
De fait, il me soumit à un tir nourri de questions. Je dus lui détailler l’entrevue au cabinet, le dîner au Cercle Royal Gaulois et les circonstances qui m’avaient poussé à monter dans l’appartement de Nolwenn.
Je suivis le conseil de Patrick et ne m’en tins qu’aux faits, sans commenter, supposer, juger, extrapoler ou procéder par déduction.
De temps à autre, l’interrogatoire avait pris des airs de dialogue de sourds.
— Pourquoi mademoiselle Blackwell n’a-t-elle pas regagné son domicile avec son véhicule ?
— Nous avons pris ma voiture pour aller dîner. Son véhicule est resté devant mon cabinet. En sortant du Cercle Royal Gaulois, mademoiselle Blackwell m’a proposé de la ramener chez elle.
— Pourquoi ?
— Elle a déclaré : je ne peux pas conduire dans cet état.
— Parce qu’elle avait trop bu ?
— Je ne sais pas, elle a déclaré : je ne peux pas conduire dans cet état.
— Vous ne savez donc pas si elle avait trop bu ?
— Non.
— Mais vous savez qu’elle a bu ?
— Elle a déclaré : je ne peux pas conduire dans cet état.
— Vous l’avez poussée à boire dans le but de la ramener à son domicile ?
— Non.
J’avais acquis une certaine dextérité pour éluder les questions suggestives, mais je dus néanmoins refréner ma verve pour ne pas tomber dans le piège.
Vinrent les instants qui précédèrent mon amnésie passagère.
— Qu’a fait mademoiselle Blackwell lorsque vous êtes arrivés à l’appartement ?
— Elle a refermé la porte.
Il leva les yeux au ciel.
— Ensuite ?
— Elle a enlevé ses chaussures.
— Poursuivez.
— Elle a proposé de m’offrir un verre.
— Que lui avez-vous répondu ?
— J’ai accepté.
— Pourquoi ?
— Elle avait un cognac hors d’âge dont j’allais lui dire des nouvelles.
Il ferma les yeux et prit une grande goulée d’air.
— Soit. Que s’est-il passé ensuite ?
— Elle est allée dans la cuisine pour chercher la bouteille et deux verres.
— Après cela ?
— Elle a mis un disque. Nous nous sommes assis dans le canapé et elle a rempli les deux verres.
— Ne jouez pas avec mes nerfs, que s’est-il passé ensuite ?
— J’ai avalé mon verre.
— Et ?
— C’est tout ce dont je me souviens.
Il soupira, se leva et sortit de la pièce en claquant la porte.
Comme dans un mauvais vaudeville, Grignard entra dans la foulée et vint se rasseoir sur la table.
Il me posa les mêmes questions et je donnai les mêmes réponses.
À la fin du chassé-croisé, Buekenhoudt passa sa tête dans l’embrasure et pria Grignard de le rejoindre.
Je restai seul dans la pièce.
Dans un silence assourdissant, j’observai la glace sans tain, les rayures sur la table, les taches sur le sol.
Je compris pourquoi certains suspects avouaient un crime et se rétractaient par la suite. J’étais un citoyen respectable, membre du barreau de Bruxelles, mon casier judiciaire était vierge et ils manquaient de preuves formelles. J’imaginai la pression que devait endurer le quidam qui ne bénéficiait pas de mes prérogatives.