J’approchais de mon domicile lorsque j’aperçus Witmeur.
Il revisitait les standards avec un art consommé. Il était assis sur l’aile de ma Mercedes, une jambe repliée, le talon posé sur la roue avant, le regard lointain.
Il m’interpella en continuant à fixer un point imaginaire.
— Nous avons du nouveau, monsieur Tonnon.
Je cherchai à reprendre mon souffle.
— Ah bon ?
Il indiqua la maison d’un signe du menton.
— Nous pouvons parler quelques minutes ?
— Bien sûr. Vous voulez entrer ?
— Nous serons plus à l’aise.
Son air cauteleux ne présageait rien de bon.
Nous entrâmes. Je le laissai debout dans le hall.
J’observai durant quelques instants ses cheveux gras, son nez luisant et ses épaules désaxées.
— Je vous écoute.
— Nous avons contacté votre opérateur téléphonique.
— Oui, et alors ?
— Dans la nuit de lundi à mardi, votre numéro a appelé le central des Taxis Verts.
De délicieux fourmillements envahirent mes bras.
— C’est possible, je ne m’en souviens pas.
— Il était 1 h 23, précisément. Une voiture de la compagnie de taxis s’est présentée au domicile de mademoiselle Blackwell à 1 h 47 et vous a déposé à votre domicile quelques minutes plus tard. Le chauffeur a déclaré que vous étiez ivre mort. Vous auriez chanté durant le trajet.
J’éprouvai quelque mal à contenir ma joie.
— En tout cas, je vous félicite pour votre rapidité et votre efficacité, monsieur Witmeur. J’espère à présent que l’enquête permettra d’arrêter le coupable. Vous pouvez compter sur mon entière collaboration.
Il resta impassible et balaya le salon du regard.
— Dites-moi, monsieur Tonnon, c’est une bien belle montre que vous avez là.
D’autres fourmillements, moins agréables, firent leur apparition, dans ma nuque cette fois. Il pointait la Rolex de Nolwenn, restée sur la table depuis la nuit tragique.
Je tentai tant bien que mal de masquer mon affolement.
— Cette montre ne m’appartient pas, mademoiselle Blackwell me l’avait confiée.
Il prit l’air faussement surpris.
— Mademoiselle Blackwell vous l’avait confiée ?
— Oui, pourquoi ?
— Vous ne nous en avez pas parlé.
— Vous ne m’avez pas posé la question.
Il fit un pas vers la table.
— Je peux ?
— Allez-y.
Il s’empara de la montre, la soupesa avec une moue admirative.
— Belle pièce.
— Mademoiselle Blackwell n’en voulait plus, elle envisageait de la revendre. Je lui avais proposé de la faire expertiser, je comptais le cas échéant la lui racheter.
Il dodelina de la tête.
— Vous comptiez la lui racheter ?
— Oui.
— Pour vous ?
— Pour ma compagne.
— Vous avez une compagne ?
Je jetai un coup d’œil au sac en plastique abandonné dans l’entrée.
— Monsieur Witmeur, tant sur le plan technique que sur le plan légal, cette montre appartient à présent aux héritiers de mademoiselle Blackwell. Si vous estimez que cet objet a ou pourrait avoir un lien quelconque avec le meurtre, considérez-le comme pièce à conviction et emmenez-le, mais arrêtez de jouer au chat et à la souris. Vous savez désormais que je n’ai rien à voir dans cette histoire.
Il se mit de profil, tourna la tête dans ma direction, posa les mains sur les hanches et prit l’air énigmatique. Il ne lui manquait que les fines lunettes de soleil.
— Je ne vois pas ça de la même manière.
— Vous ne voyez pas ça de la même manière ? Vous voyez ça comment, alors ?
Il hocha la tête, l’œil mauvais.
— Ça vous a plu de m’humilier ?
— Pardon ?
— Ça vous a amusé de me faire payer les nichons de cette salope ?
Je pris un ton conciliant.
— C’est de l’histoire ancienne. Les affaires de divorce n’ont rien d’amusant. Je défends les intérêts de mes clients, voilà tout, c’est mon rôle.
— Les intérêts de vos clients, bien sûr.
Il revint vers moi, approcha son visage.
— Je vais vous dire ce qui s’est passé après que le taxi vous a déposé à votre domicile.
— Je ne comprends pas.
Il haussa le ton.
— Vous avez fait semblant d’être saoul. Vous saviez que nous remonterions la piste du taxi. Vous êtes rentré, vous vous êtes déshabillé et vous avez laissé traîner vos affaires, sachant que nous les trouverions ici même le lendemain matin. Vous vous êtes changé, vous avez pris une arme et vous êtes retourné à pied à l’appartement de mademoiselle Blackwell. Il n’y a pas eu effraction parce que vous aviez pris ses clés après l’avoir fait boire. Vous êtes entré chez elle et vous lui avez tiré une balle dans la tête. Comme vous êtes un manche, vous avez raté votre coup et vous avez dû tirer une seconde fois. Vous êtes ensuite rentré chez vous, vous avez fait disparaître les vêtements, les gants et l’arme. Vous vous êtes lavé de la tête aux pieds, vous avez avalé quelques verres d’alcool pour parfaire le scénario et vous avez attendu sagement notre venue.
J’avais l’impression d’être devenu muet, sourd et aveugle. Je faisais un cauchemar et j’allais me réveiller.
Il recula d’un pas et fit jouer la montre dans sa main.
— C’est en tout cas la thèse que je compte défendre. Je suis sûr que le procureur du Roi me suivra. Vous avez une moto, monsieur Tonnon ?
J’étais à ce point groggy que je ne vis pas où il voulait en venir.
— Non, pourquoi ?
— Dommage. Je vous en aurais offert un bon prix. Vous n’en aurez plus besoin là où vous irez.
Je balbutiai.
— Vous savez bien que tout ça est complètement faux.
— Le juge d’instruction tranchera.
Il fit une nouvelle fois jouer la montre.
— À part vous et moi, qui sait que vous êtes en possession de cette montre ?
Je me figeai.
— Personne.
Une nouvelle fois, je me trouvais à la croisée des chemins. Le message qu’il me lançait était clair.
Je réfléchis à toute vitesse.
Le premier scénario paraissait le plus probable : j’avais affaire à un flic corrompu. Je lui cédais la montre et il oubliait son scénario bis. Si quelqu’un venait à s’inquiéter de sa disparition, il mettrait cela sur le dos de l’assassin.
La deuxième hypothèse était tout aussi vraisemblable : il voulait ma peau. Il voulait me voir agoniser dans l’arène et se délectait à l’idée d’exhiber ma queue et mes deux oreilles aux médias et à son ex. Si j’acceptais le deal, il repartait avec la montre, mais au lieu de l’oublier dans sa poche, il la brandirait à Buekenhoudt et m’accuserait d’avoir tenté de le soudoyer.
Dans les deux cas, il était gagnant.
Il se déhancha, triomphant, ce qui fit jaillir son épaule rebelle.
— Qu’est-ce que vous en dites, maître ?
En règle générale, je m’interdis les mots grossiers, les propos orduriers et le vocabulaire inconvenant. Mes années de plaidoirie m’ont inspiré l’amour de la formule adaptée, du verbe juste, de la repartie élégante et du respect de la langue.
Néanmoins, un écart aux bonnes règles permet de temps à autre de mieux en cerner le bien-fondé.
J’ouvris la porte et lui indiquai la sortie.
— Allez vous faire foutre, Witmeur.
8
L’OMBRE D’UN DOUTE
J’arrivai au cabinet de méchante humeur.