— Je ne suis pas…
— Je sais que vous êtes. Je respecte votre désir d’incognito. Vous savez ce qu’écrivait Chamfort ?
— Des chansons, dit Petit Facteur. Des chansons ringardes.
— Il écrivait : « La célébrité, c’est être connu par des types qui vous connaissent pas. » Fantastique, non ?
— Fantastique, approuva Laurent d’une voix lugubre.
Elle fouillait dans son sac. Elle en sortit une ordonnance médicale plus ou moins fripée, la parcourut et releva le menton :
— J’ai pas votre photo sur moi. Je suppose que vous en avez pas non plus ? J’ai pas autre chose. Vous me mettez un mot dessus ?
— Je ne suis pas…
— Allez-y, dit la fille en lui fourrant l’ordonnance entre les doigts. Ça craint pas, je fais le pet…
Laurent cherchait.
Petit Facteur leva les yeux de son magazine. La mimique signifiait clairement ce qu’elle avait à signifier. Le gosse sortit un stylobille, tendit la bédé avec.
— Vous mettez : « à Thérèse », dit la fille. Au début, hein, « à Thérèse » et…
Elle avait les cheveux très frisés, de la couleur du Kiravi 12° vu par transparence. Des petites lunettes rondes d’officier japonais dans une série D hollywoodienne, Laurent signa. Il ne restait plus d’encre dans le stylo. La fille récupéra l’ordonnance. La lut comme un exploit d’huissier.
— Vous le pensez vraiment ?
— Non, dit Laurent. C’est pour la rime. Au revoir.
— Au revoir, Laurent.
Leila avait pris de l’avance. Ils la rejoignirent. Petit Facteur tenait la bédé en chasse-bison devant la figure.
— Quelle conne, dit Laurent.
— T’es drôlement mieux que l’autre blaireau, réfléchit Leila.
La fille regarda le stylo à bille qu’elle avait dans la main. Une saloperie de truc publicitaire que l’espèce de petit serpent à sonnette avait sans doute abominablement mâchouillé. Un être de ce talent, de cette puissance, bouffé, vidé, phagocyté par de tels parasites. Quelle force il fallait au génie pour s’épanouir.
Elle considéra l’objet avec une haine sauvage, incommensurable.
Symbole à un quelconque degré de la dégradation quasi-héraclitéenne et néanmoins inexorable (ou à cause de cela inexorable) du plus qu’humain embourbé dans la fatalité d’un destin historique.
Elle le rejeta consciemment et avec force au fond d’une poubelle murale consacrée aux papiers.
Là où sont, comme sur une grève austère, les pleurs et les grincements de dents carbonés d’une humanité exsangue.
— Nous avons la situation bien en main, affirma Rameau.
— Parfaitement bien en main, ajouta la femme.
Elle avait un ton incisif et décidé.
— Oui ? fit № 2.
— Et nous entendons la garder bien en main, fit la femme.
— Oui, dit № 2 d’une voix mourante.
— En ce qui concerne le PUB RENAULT…
— En ce qui concerne…
— Il serait opportun d’organiser une fuite en direction de la Presse, suggéra Rameau. Ça mange pas de pain, mais ça peut donner un bol d’oxygène. Fuite : une hypothèse haute, une hypothèse basse. Un truc crédible, qui trahisse le bouillonnement fécond de la pensée investigatrice. La preuve que nous n’excluons aucune hypothèse a priori…
— Aucune hypothèse a priori. Une haute, une basse…
№ 2 avait l’air un peu hébété.
Rameau s’empara du paquet de cigarettes, sur le bureau.
En alluma une.
— L’hypothèse haute. Bon : les contractuels internationaux. Venus d’ailleurs, repartis dans l’instant. Le grand jeu de la multinationale terroriste. Je vous fais confiance pour les détails… (Il souffla la fumée, pensif, en direction du plafond improbable.) Bon, il faut mettre de la viande, autour. Apparemment Khadafou n’est pas sur l’affaire mais il n’est jamais contre un coup de publicité, quitte à renvoyer l’ascenseur après. Les Ritals, c’est la déprime. On peut toujours coller une vague insinuation, le temps que ça soit démenti…
— Démenti, souffla № 2.
— Une fraction dissidente d’Abou-Simbel. C’est bon, ça. Eux, ils ne démentiront pas. On laisse fuir un bout de synthèse sur les Palestos…
— Y a jamais rien dans les synthèses, aussi bien, remarqua Cul de Plomb. Plus c’est secret, plus c’est bidon. Comme ça, on risque pas grand-chose.
— Mais axée sur les internationaux, insista Rameau. Il paraît que l’équipe Arafoot aurait l’intention de racheter Carlos à la fin de son contrat actuel.
— Ils sont descendus en deuxième division, rappela la femme.
— C’est pour ça, expliqua Rameau. Ils ont besoin d’un bon buteur pour se refaire.
— Reste à savoir si l’équipe d’URSS va vouloir le lâcher.
— Ils en ont rien à foutre, les Ruskofs, dit Rameau. Ils en ont plein les écoles, des types de classe internationale. En plus, ils sont moins chers, quand ils sortent de l’école.
— C’est juste, reconnut Cul de Plomb.
— Une hypothèse basse, dit № 2 en se passant les doigts sur les tempes.
Les deux tempes, mais l’une après l’autre.
— Une fuite de gaz, dit Rameau.
— Une fuite de…
№ 2 releva la tête.
— Je pense que nous allons prendre congé, dit Rameau. Nous ne voudrions pas abuser d’instants que nous savons précieux.
— Une fuite de…
№ 2 tendit les doigts.
Rameau s’en saisit avec empressement.
— Mes… mes…
— Mes respects, Monsieur le Directeur.
Cul de Plomb saisit les doigts à son tour.
№ 2 avait le visage bourbeux.
— Nous examinerons la seconde partie du projet dans un avenir proche, dit Rameau en guise d’au revoir. Lorsque toute la fugace effervescence actuelle se sera calmée. Lorsque les vaines clameurs seront retombées.
Le policier referma doucement la porte capitonnée.
№ 2 avait les coudes plantés sur le maroquin du bureau. On ne voyait pas son visage, dissimulé par les avant-bras parallèles. À certain signe précis, Rameau se demanda si le directeur adjoint de la Sécurité Intérieure n’avait pas entrepris de s’arracher la tête qu’il avait sur les épaules.
Il faisait beau, très doux. La lumière oblique avait ce rougeoiement profond et troublant des belles soirées d’automne. On ressentait le vent comme une caresse languide.
— Merde, dit Petit Facteur. Tu as vu la Béhème, en bas ?
— Chouette, hein, fit Leila.
Il se pencha un peu. La jeune femme fit de même. Petit Facteur vit qu’elle avait vu. Il quitta la rampe. Il se savait capable de la plus grande furtivité. En faisant vite, il avait le temps de gagner le panier à linge dans la penderie. Il rafla sa lampe de poche, vérifia l’état de la pile. Deux trois Blueberries, un Bibi Fricotin. Un vieil Écho des Savanes.
Il n’avait pas fini de se barricader que Rameau refermait la porte d’entrée dans son dos à lui.
Les deux professionnels avaient vu la grosse voiture de marque allemande arriver et repartir. Ils avaient vu le client en sortir et monter les marches de l’achélème. Ils disposaient d’une assez bonne photo de lui, prise au téléobjectif à une terrasse de Genève. Un petit homme, trapu, au visage assez ingrat.
Les deux jeunes hommes étaient assis eux-mêmes dans une grosse voiture de marque allemande. Ils avaient rendu compte par radio à leur autorité en France. On leur avait répondu de patienter cinq minutes, que l’autorité était occupée sur une autre ligne.