Le téléphone sonna dans l’entrée.
— Pour toi, dit Laurent à Rameau.
On sentait qu’il avait vaguement la trouille de prendre une beigne.
№ 2 feuilletait la sous-chemise confidentielle du dossier individuel du sieur Rameau, Jean-Philippe, Édouard, employé en qualité d’inspecteur divisionnaire onzième échelon à la Direction Régionale de la Sûreté Intérieure de la Préfecture de Police, section quatre de la première division, dite des personnels et des matériels, sous-section des matériels.
Le bureau affecté à Rameau n’apparaissait dans aucun organigramme.
Les diverses pièces de la sous-chemise se caractérisaient par un vague hyperbolique de bon aloi, un diffus alambiqué qui confinait au flou artistique le plus pur. № 2 se passa les mains sur la figure.
Il ouvrit la sous-sous-chemise très confidentiel. Celle qui n’existait pas. Elle ne contenait rien. Pas une note, pas un rapport. Rien. № 2 examina le carton de la sous-sous-chemise. Vierge. Pas la moindre pliure, la moindre lésion du carton bistre qui puisse trahir un contenu antérieur.
Rameau n’existait pas.
№ 2 referma le dossier.
Ses doigts recherchèrent le contact rassurant d’une cigarette.
Il fuma un bon moment.
Puis il appuya sur la touche secrétariat.
— Remettez ceci dans l’armoire forte, commanda-t-il à Cul de Plomb.
— Oui, monsieur, dit la femme.
Elle prit le dossier contre elle.
— Je me demande ce que je deviendrais si je ne vous avais pas, réfléchit № 2.
— Je me le demande également, dit la femme en effectuant son impeccable demi-tour réglementaire.
L’ourlet de la robe découvrit la galbe harmonieux d’un mollet.
— Pendant que nous y sommes, dit № 2, tapez-moi donc une demande d’enquête à la Section Spéciale.
— Oui, monsieur. À quel nom ?
— Rameau. Jean-Philippe. Enquête complète. Vous connaissez le topo.
— Très bien, monsieur.
— Vous me mettrez le bordereau à la signature demain matin.
— D’accord, dit la femme.
№ 2 la congédia de la main.
Il appela le plus proche collaborateur de № 1 sur la ligne directe, en mâchonnant des cachous Lajaunie. Il tomba sur le secrétariat. № 1 et son brain-trust se trouvaient chez le ministre. № 2 raccrocha. La cigarette fumait toute seule dans le cendrier. Les cachous avaient soudain un goût de paille.
— L’enfant de putain m’a doublé, dit № 2 d’une voix parfaitement audible.
Il reprit la ligne directe pour appeler le plus proche collaborateur du Grand Méchant Loup.
Le plus proche collaborateur se trouvait en voyage d’étude dans un improbable pays du Sud-Est asiatique. En revanche, le chargé de mission du plus proche collaborateur se trouvait dans son bureau.
— Inutile, coupa № 2 en affectant un ton léger. Je l’appellerai à son retour.
— Pépé, demanda Petit Facteur, tu peux me passer ta loupe ?
— Dans le secrétaire.
— J’ai pas trouvé.
— Cherche, dit Rameau en remontant le drap sur l’oreille. Tu dors pas ?
— J’arrive pas à dormir, ‘pa ronfle. Il te reste du circuit imprimé ?
— Dans le placard de l’entrée.
— Y en a plus.
— Alors, y en a plus.
— Tu as besoin de tes stylos ?
— Non, dit Rameau.
— J'peux les prendre, alors ?
— Oui, dit Rameau. Dors.
— Merci, pépé.
— Le fer à souder est dans une boîte de chaussures, aux vécés. L’oscillo dans le placard de la cuisine. Si tu as besoin de la règle à calcul, elle est dans la penderie, dit Rameau. Il doit rester un fond de trinitrotoluène dans le bas du frigo. Bonne nuit.
Il se retourna.
— Mmmm, fit Leila en dormant. Mmmm…
CHAPITRE II
Le lendemain matin…
Il y avait des Noirs, dans la rame. Il y avait des Jaunes. Des Blancs. Pas de Rouges, ou alors ils se planquaient. Tous aussi moches. Tous aussi absents. « Je suis entouré de fantômes, pensa Rameau. Je suis un fantôme moi-même. Ils ne sont pas vrais. Moi non plus. »
Rameau ferma les yeux.
Un coude s’enfonça entre ses omoplates.
C’était déjà dur d’être petit, dans la vie. C’était encore plus dur de l’être dans le métro. Il descendait à Châtelet. Il n’avait pas envie de descendre, pas plus à Châtelet qu’ailleurs. Il avait envie de continuer à se laisser bercer par le métro. Ça avait un aspect vaguement troglodytique. Rassurant. Un monde sous le monde.
Le klaxon retentit, freinage, la porte s’ouvrit.
Se referma.
Rameau pivota avec difficulté autour de la barre.
Le coude appartenait à un type, derrière. Le type ressemblait à un type de la Sécurité Extérieure. En plus vieux. Rameau réfléchit qu’il avait dû vieillir aussi. Le type arborait des moustaches très Rosbif, un petit chapeau dans les gris-bleu, un manteau raglan. Il lisait la page économique du Monde.
« Je suis victime de mon imagination, pensa Rameau en serrant fermement les paupières. Ou de ma nostalgie. Ou d’une crise de parano aiguë. Ou du hasard. » Comme l’autre, le vrai, le monde du Renseignement ne connaissait pas le hasard, sauf sous la forme approximative de la maladresse. Rameau ouvrit les yeux. Baissa le menton. Il posa la plante de son mocassin sur les orteils du type. Il appuya en tournant.
— Je vous prie de m’excuser, grommela le policier.
— C’est moi, soupira le type avec la plus exquise courtoisie superficielle.
« Sécurité Extérieure, conclut Rameau. Un civil m’aurait collé une patate aussi sec. Il avait la place. » Il laissa le mocassin sur le pied. Le type prit une profonde inspiration et le haut de ses joues s’empourpra.
— Thomas Lambert, se rappela Rameau à haute voix. Promo 62.
Il tendit la main, entre deux dos.
L’autre s’en empara. Il donnait l’impression de ne pas trop savoir quoi en faire. Il dit, d’une voix mal assurée :
— Je pense que vous faites erreur.
Il avait des larmes plein les yeux.
— Je ne le pense pas, dit Rameau. L’école de police. Beaujon. Le vieux temps.
— Je me nomme Évariste Gallois, affirma l’homme d’une traite. Je suis agent d’assurance au GAN. Je ne connais pas le moindre Lambert.
— Moi non plus, confessa Rameau.
— Agent général d’assurance. Verriez-vous une quelconque objection à ce que je récupère mon pied gauche et ma main ?
— Pas la moindre.
— Je descends à la prochaine, expliqua X… pouvant être Gallois.
— Moi aussi, découvrit Rameau.
Il lâcha la main et souleva délicatement son pied qu’il reposa bien à plat sur le sol gris et trépidant de la rame. Ils se frayèrent un chemin de conserve parmi les ombres. Rameau mit le pied sur le quai en même temps que sa victime. Il gravit les escaliers du même pas. Déboucha dans le vent folâtre et vif et le soleil aigu d’automne de la même foulée.
« Il cherche à me décrocher, pensa Rameau. Le malheureux. »
L’homme courait, les pans du manteau voletaient d’une manière presque grotesque autour de ses mollets maigres. Rameau courait à son côté, en s’appliquant à lever les genoux, à bien enrouler le pied avec une légère impulsion finale, nerveuse et dynamisante, de l’extrémité des orteils. Les coudes au corps. Le menton haut. Oxygénation maximum.