X… ralentit, pressa le bras contre son flanc.
— Crevé ? Déjà ?
— Point de côté, confessa X…
— Manque d’entraînement. Mauvaise coordination, diagnostiqua Rameau. Vous n’êtes pas astreint au temps libre de gymnastique hebdomadaire, à la Sécurité Extérieure ?
L’homme fit non de la tête. Il essayait désespérément de rattraper son souffle, qui lui échappait en sifflant par saccades. Rameau le saisit en haut du coude et dit, en retroussant légèrement les babines afin de se donner l’air terrifiant :
— J’ai un .38 bulldog muni d’un silencieux dans la poche gauche, X… Il est braqué directement sur votre abdomen. Si vous essayez de me jouer un tour de vache, je vous vide le contenu du barillet dans les tripes. Compris ?
— Vouif, fit X…
— Asseyons-nous sur ce banc fort opportun.
— Volontiers.
— Remettez-vous, mon vieux, dit Rameau en époussetant le bois.
Ils s’assirent. X… ramena les pans du manteau sur ses cuisses. Le petit chapeau paraissait vissé sur son crâne. Rameau sortit son paquet de Gitanes de la main droite, en alluma une.
— Vous savez qui je suis. Vous savez de quoi je suis capable. Ce bulldog… Je suis gaucher, savez-vous ?
— C’est dans le dossier, dit X… avec amertume.
— Vos noms, prénoms, grade exact et numéro matricule.
— Désolé, murmura X… (On le sentait sincèrement désolé.) Je ne peux vous communiquer ce genre de renseignements.
— Date d’entrée dans la police ?
— Navré.
— Mandat électif et décorations ?
— Impossible.
— À quelle division appartenez-vous ? poursuivit Rameau imperturbable.
— Sincèrement contrit. Je ne peux pas vous communiquer ce genre de renseignement touchant à l’organisation du service.
— Qui vous a mis sur mon dos ?
— Je ne peux…
— C’est ça, grommela Rameau. Vous ne pouvez répondre à aucune de mes questions.
— Secret défense, opposa X… avec un sourire malheureux sur un râtelier à douze mille balles.
— Vous me suiviez…
— Quelle importance.
— Aucune, reconnut le petit policier. Quelle heure est-il ?
— Nav… Neuf heures trente-six, rougit X… (Il vérifia deux fois.) Oui, neuf heures trente-six.
Rameau poussa son index raidi dans les côtes de l’homme de la Sécurité Extérieure, qui se redressa.
— Navré, dit le policier. Vous ne m’êtes plus d’aucune utilité.
Il fit « Pan » avec la bouche.
Pas très fort.
X… s’affaissa en tas sur le côté gauche. Le petit chapeau tomba derrière le banc pas vraiment en évidence. Rameau se leva sans hâte, remonta les jambes maigres en chien de fusil sur le banc. Un pigeon se dandinait dans le caniveau. Son œil rond et stupide clignait avec l’absence de vie d’un feu de circulation.
— Casse-toi ou je te bute aussi, grogna Rameau du coin de la bouche comme il l’avait vu faire par George Raft au cinéma.
C’était une créature très voluptueuse dans le style vulgaire. Elle portait des pantalons corsaire et une veste en fourrure acrylique, dans les tons jaunes. Elle regarda par-dessus l’épaule de Laurent.
— Leila est là ?
— Non.
— Vous ne savez pas quand elle va rentrer ?
— Non.
— Elle m’avait dit qu’elle garderait Éloïse, aujourd’hui.
— Éloïse ?
Elle posa le couffin à leurs pieds dans l’entrée. Déjà plus dehors. Un couffin en osier doublé de Liberty rose, et qui tenait toute la place. Laurent cligna les paupières. Éloïse dormait, ses petits poings contre la figure.
— Qu’est-ce que je vais faire ? demanda la créature. Il fallait que j’aille pointer au chômage, ce matin.
— C’est embêtant, reconnut Laurent.
— Vous êtes seul ?
— Avec mon fils.
— Vous avez un fils ?
— Il a onze ans, dit Laurent avec fierté. Il est en train de faire ses devoirs dans la cuisine. Je pourrais vous la garder, jusqu’à ce que Leila rentre.
— Vous feriez ça ? dit la fille sans chaleur.
— Bien sûr, affirma Laurent.
— Fantastique, dit la fille.
Elle avait un popotin énorme.
Laurent regarda le popotin descendre précautionneusement l’escalier. Lorsqu’il se retourna, Petit Facteur flairait le couffin avec une hostilité évidente. Il se tenait à bonne distance de l’objet et de son contenu.
— D’où ça vient, ça ?
— J’en sais rien. Leila avait dit à sa mère qu’elle la gardait.
— Ouais, fit Petit Facteur avec scepticisme. Tu m’avais promis qu’on irait au Pub Renault, cet après-midi.
— On peut y aller quand même, quand Leila sera rentrée.
— C’est un mec ou une fille ?
— Une fille, dit Laurent. Éloïse. Une mignonne petite fille de sept mois.
Il saisit le couffin par les anses.
Ça pesait pas loin d’une tonne.
— Tire-toi, bonhomme, ordonna Laurent avec une tranquille autorité. On va être largement à la hauteur de la situation, j’te dis.
— Hum, fit Petit Facteur.
On le sentait médiocrement convaincu.
Il était dix heures et quart.
Rameau gravissait sans la moindre hâte les solennelles marches de marbre qui menaient aux étages de la Sécurité Intérieure. D’autres montaient et descendaient. C’était aussi confus et déprimant qu’un tableau de Jackson Pollock. Ils avaient le pas décidé, l’allure déterminée et fuyante qui trahit aussi sûrement le subalterne que le complet de confection. Quelques femmes. Accessoires de bureau, ou cheptel réservé.
Rameau parvint au quatrième.
Il prit la passerelle qui conduisait aux services techniques.
« Encore cinq ans, pensa le policier, après la proportionnelle. Un truc dans le Var ou le Languedoc, le jardin, le farniente. Quelques plants de vigne. Pas de téléphone. Pas de voiture. L’anonymat le plus anonyme. » Les flots bleus baignaient déjà ses chevilles.
Il sortit le carré de sa poche pour ouvrir la porte.
Il n’y avait pas de porte.
Rameau se passa la main sur la figure, s’attarda au menton râpeux qu’il tint comme une poire entre le pouce et l’index et massa doucement.
Il revint sur ses pas, sans quitter le mur des yeux.
Services techniques.
Il y avait marqué « SERVICES TECHNIQUES » sur la porte.
Trois marches.
Il gravit les trois marches.
Douze pas.
Rameau compta douze pas.
La porte de son bureau se trouvait normalement à trois marches et douze pas de celle des services techniques. À trois marches et douze pas, il n’y avait rien, qu’un mur désespérément lisse et gris-bleu administratif. Rameau promena le bout des doigts sur sa surface impassible. Les examina. Pas la moindre trace de poussière ou de crasse.
Il pesa contre la cloison.
— Nom de Dieu, fit doucement le policier.
— Je veux voir № 2, dit Rameau à Cul de Plomb.
— № 2 est chez le № 1. Ils sont en conférence hebdomadaire sur la Sécurité. Défense absolue de les déranger. Voulez-vous prendre rendez-vous ?
— Non, dit Rameau. Ils n’avaient pas le droit de faire ça. J’avais des affaires personnelles dans ce bureau. Aucun texte légal ou réglementaire ne prévoit qu’on puisse murer le bureau d’un fonctionnaire. Aucune disposition…