— Je vais appeler à la boîte, annonça Petit Facteur au taxiphone.
— Mme Rameau a pris son après-midi, monsieur, dit le standard. Des affaires de famille à régler. Voulez-vous que je lui laisse un message ?
— C’est pas la peine, dit Petit Facteur.
Il raccrocha.
Dans le métro, il se rappela qu’il avait laissé son stylo et où il l’avait laissé. Laurent se pencha sur son fils, usant en cela de la décélération de la rame.
— Ça ne va pas ?
— Si, dit Petit Facteur.
— On le dirait pas. Tu as mal au ventre ?
— Non.
— Tu es bien sûr ? Tu ne dis pas ça pour me faire plaisir ?
— Non, dit Petit Facteur au hasard.
Ça raccélérait. Laurent prit une profonde et virile inspiration.
— On va appeler maman, en rentrant, promit-il. Tu vas voir, on va lui expliquer et tout va s’arranger.
Il posa une puissante main paternelle sur l’épaule de Petit Facteur. La rame brimbalait en pleine vitesse. Éloïse soupira deux fois coup sur coup et ouvrit deux yeux bleus très ronds remplis de sommeil à ras bord. Petit Facteur lui prit la main. Elle referma les yeux.
Il ne jugea pas utile de faire le moindre commentaire, quant à la situation.
Ils pow-wowaient dans la cuisine, en conseil élargi.
— Je ne bougerai pas d’ici, prévint la femme. Pas avant que ce pavillon de merde soit reconstruit. Pierre par pierre.
— D’accord, dit Rameau.
Il semblait excédé mais fataliste. Leila l’observait avec attention. Comme un chat son bac à sable.
— Il reste des affaires dans la voiture, dit la femme.
— C’est bon, dit Laurent, j’y vais.
— J’y vais aussi, s’éclipsa Petit Facteur.
— On dormira toutes les deux, proposa Leila à la femme.
— Il n’en est pas question un seul instant, dit Rameau.
La femme sortit un cliché Polaroid de son sac.
— Regarde un peu ce qu’ILS ont fait.
— Fichtre, consentit Rameau.
Il restait la dalle. La dalle et quelques ferrailles. Un pan de cloison noirci d’environ six mètres carrés et qui ne paraissait tenir à rien.
— Soufflé, grinça la femme. Éparpillé… Les vitres ont morflé dans un rayon de trente mètres. J’ai passé la nuit dans la voiture, tellement j’étais furax.
— Hmm, dit Rameau.
— Toujours aussi furax ? demanda Leila.
— Moins. Elle sourit. C’était de la construction moderne. Vraiment dégueulasse. Y avait pas de véranda. L’ennui, c’est que l’assurance veut pas marcher. Le type dit que ça ressemble pas au gaz. (Elle réfléchit et ajouta :) Il dit que ça ressemble à rien. Rien de connu.
— Comment peut-il dire une chose pareille ? s’indigna Rameau.
— Les policiers pensent que c’est un attentat.
— Les quoi pensent quoi ? s’étrangla le policier.
— Les flics. Les poulagas. Les comiques du commissariat.
« Un attentat. À cause de ton boulot. Ils pensent que c’est toi qui étais visé. Ils pensent que c’est un malentendu. »
— Je travaille au service des personnels et des matériels, commença Rameau, machinalement. Je distribue les stylos à bille et les trombones. (Il se tut. Ça se voyait qu’il réfléchissait intensément.) Baisse la tévé, commanda-t-il à Leila. Mets-toi quelque chose sur le dos. Tu vas finir par attraper la mort.
La jeune femme enfila une chemise d’homme. Elle regarda les volutes grasses qui s’enroulaient dans l’écran. On voyait des vitrines pulvérisées, des flaques sombres sur le trottoir. Des nuées de pompiers pataugeaient dans les débris. L’objectif de la caméra zigzaguait. Des hommes couraient en tous sens. Elle fixa l’écran sans grand enthousiasme. Y avait pas de raisons de s’enthousiasmer, aussi bien. Des gyros. Ça ressemblait aux Champs-Élysées. La vitrine ne lui était pas inconnue.
D’un ton sépulcral et décisif, le speaker de service disait :
« — C’est aujourd’hui, un peu en fin d’après-midi, qu’un engin d’une extrême violence a fait explosion au Pub Renault, alors que de nombreux consommateurs et un certain nombre de véhicules d’exposition se trouvaient dans l’établissement, parmi lesquels le tout nouveau prototype de la future R 69 à moteur central et c’est véritablement miracle si le bilan n’est pas plus lourd, encore que les sauveteurs redoutent de trouver des victimes dans le fond du Pub où l’incendie, et par conséquence les flammes font encore rage… (Zooming. La crasse remplit l’écran. Laurent et Petit Facteur avaient déposé les affaires sur le tapisom du salon. On les aurait dits transformés en statue de sel. Petit Facteur rentra la tête dans les épaules.) C’est le premier attentat de ce type perpétré dans la capitale, avec une telle et froide cruauté délibérée. Les auteurs savaient et ils ont perpétré leur acte, qui paraît marquer un tournant dans l’activité terroriste, avec… »
— J’en ai marre de ces conneries, cria Rameau en s’abattant sur la télé.
Il se retourna. Il avait éteint.
Personne ne l’avait entendu arriver.
— J’avais baissé, dit Leila. Elle boutonnait la chemise à la hâte.
— Nom de Dieu, dit le policier. On dirait que vous en avez pas assez de toute cette violence. Ça suffit pas, dehors ?
— Si, reconnut Laurent.
— Je ne tolérerai pas que la violence fasse intrusion dans cette maison.
— D’accord, dit Leila. Où elle dort ?
— Sur le divan. Avec son mari.
— Elle dit qu’il en est pas question, tant que le pavillon…
— Nom de Dieu, hurla Rameau.
— Chut, fit Petit Facteur. Éloïse.
— Éloïse ? beugla Rameau. Quelle Éloïse ?
Petit Facteur écoutait RTL sur son transistor. Il avait fourré un écouteur dans son oreille gauche. Laurent fumait une cigarette. Il était tard. Ils avaient la cuisine pour eux tout seuls.
— Qu’est-ce qu’y disent ?
— Y disent qu’y a eu ni morts ni blessés, chuchota Petit Facteur. Ou alors, s’il y en a eus, ils ont tous été transformés en lumière et en chaleur. Ils disent que ça a été revendiqué par une douzaine d’organisations. Ils disent qu’en fait les auteurs ont voulu s’en prendre à un symbole de la consommation populaire.
— Enlève-toi, murmura Laurent. Il faut qu'on déplie les lits de camp.
— Le mieux, réfléchit Petit Facteur, c'est d'en mettre un sous la table.
CHAPITRE III
Rameau se prélassait dans le fauteuil du directeur adjoint.
— Les récents événements me donnent raison, affirma № 2. On peut vraiment parler de tournant. On ne sait pas au juste combien il y a eu de victimes, mais il ne fait pas de doute que l’explosion aurait pu être encore plus meurtrière.
— Oui, dit Rameau.
— Le type d’explosif est parfaitement inconnu. Une chose est certaine, c’est qu’ils y avaient mis le paquet. À une heure de grande audience.
— Revendiqué ?
№ 2 brandit une liste dactylographiée.
Il paraissait gêné.
Rameau la parcourut.
Un sourire plaintif apparut sur ses lèvres.
— Je sais, je sais, s’excusa № 2. Toujours la même rengaine. Le sanctuaire vole en éclats. À moins qu’il s’agisse d’un processus délibéré. D’une spirale. L’engrenage de la violence.