Ils tournèrent le dos au columbarium et s’enfoncèrent dans une allée qui rappelait une ruelle pavée du XIXe siècle. Paul aperçut des fossoyeurs grillant une cigarette, appuyés contre une sépulture. Ils devaient s’entretenir de l’incroyable découverte de la matinée.
Amien reprit, sur un ton lourd de sous-entendus :
— Vous-même avez travaillé à l’Office central des stupéfiants, je crois…
— Quelques années, oui.
— Quelles filières ?
— Des petites filières. Le cannabis, surtout. Les réseaux d’Afrique du Nord.
— Vous n’avez jamais touché au Croissant d’Or ?
D’un revers de main, Paul s’essuya le nez.
— Si vous alliez droit au but, on gagnerait du temps, vous et moi.
Amien décocha un sourire au soleil.
— J’espère qu’un petit cours d’histoire contemporaine ne vous fait pas peur…
Paul songea aux noms et aux dates qu’il avait ingurgités depuis l’aube.
— Allez-y. Je suis en cours de rattrapage.
Le haut fonctionnaire poussa ses montures sur son nez et commença.
— Je suppose que le nom des Talibans vous dit quelque chose. Depuis le 11 septembre, pas moyen d’échapper à ces intégristes. Les médias ont ressassé leur vie et leurs œuvres… Les bouddhas plastiqués. Leur bienveillance à l’égard de Ben Laden. Leur attitude abjecte à l’égard des femmes, de la culture ou de toute forme de tolérance. Mais il y a un fait qu’on connaît mal, le seul point positif de leur régime : ces barbares ont efficacement lutté contre la production de l’opium. Lors de leur dernière année au pouvoir, ils avaient pratiquement éradiqué la culture du pavot en Afghanistan. De 3 300 tonnes d’opium-base produites en 2000, on était passé à 185 tonnes en 2001. A leurs yeux, cette activité était contraire aux lois coraniques.
« Bien sûr, dès que le mollah Omar a perdu le pouvoir, la culture du pavot a repris de plus belle. A l’heure où je vous parle, les paysans du Ningarhar regardent éclore les fleurs de leurs semailles de novembre dernier. Ils vont bientôt commencer la récolte, dès la fin du mois d’avril.
L’attention de Paul allait et venait, comme sous l’effet d’une houle intérieure. Sa crise de larmes lui avait attendri l’esprit. Il se sentait en état d’hypersensibilité, prompt à éclater de rire ou en sanglots au moindre signal.
— … Mais avant l’attentat du 11 septembre, poursuivit Amien, personne ne soupçonnait la fin de ce régime. Et les narcotrafiquants s’intéressaient déjà à d’autres filières. Les « buyuk-babas » turcs notamment, les « grands-pères » qui se chargent de l’exportation de l’héroïne vers l’Europe, s’étaient tournés vers d’autres pays producteurs, comme l’Ouzbékistan ou le Tadjikistan. Je ne sais pas si vous le savez, mais ces pays partagent les mêmes racines linguistiques.
Paul renifla encore :
— Je commence à le savoir, oui.
Amien marqua un bref assentiment.
— Auparavant, les Turcs achetaient l’opium en Afghanistan et au Pakistan. Ils raffinaient la morphine-base en Iran puis fabriquaient l’héroïne dans leurs laboratoires d’Anatolie. Avec les peuples turcophones, ils ont dû modifier leur filière. Ils ont raffiné la gomme dans le Caucase, puis ont produit la poudre blanche à l’extrême est de l’Anatolie. Ces réseaux ont mis du temps à s’implanter et, d’après ce que nous savons, c’était encore du bricolage jusqu’à l’année dernière.
« A la fin de l’hiver 2000–2001, nous avons entendu parler d’un projet d’alliance. Une alliance triangulaire entre la mafia ouzbèke, qui contrôle d’immenses territoires de culture ; les clans russes, héritage de l’Armée Rouge, qui maîtrisent depuis des décennies les routes du Caucase et le travail de raffinerie effectué dans cette zone ; et les familles turques, qui allaient assurer la fabrication de l’héroïne proprement dite. Nous n’avions aucun nom, aucune précision, mais des détails significatifs nous laissaient penser qu’une union au sommet se préparait.
Ils abordaient une partie plus sombre du cimetière. Des caveaux noirs, au coude à coude, des portes obscures, des toits obliques : cette zone évoquait un village de corons, blotti sous un ciel de charbon. Amien claqua la langue avant de continuer.
— … Ces trois groupes criminels ont décidé d’inaugurer leur association par un convoi-pilote. Une petite quantité de drogue, qui serait exportée en manière de test et qui aurait valeur de symbole. Une véritable porte ouverte sur l’avenir… Pour l’occasion, chaque partenaire a voulu démontrer son savoir-faire spécifique. Les Ouzbeks ont fourni une gomme-base d’une grande qualité. Les Russes ont impliqué leurs meilleurs chimistes pour raffiner la morphine-base, et les Turcs, à l’autre extrémité de la filière, ont fabriqué une héroïne presque pure. De la numéro quatre. Un nectar.
« Nous supposons qu’ils se sont chargés aussi de l’exportation du produit, de son transfert jusqu’en Europe. Ils devaient démontrer leur fiabilité dans ce domaine. Ils rencontrent actuellement une forte concurrence avec les clans albanais et kosovars qui se sont rendus maîtres de la route des Balkans.
Paul ne voyait toujours pas en quoi ces histoires le concernaient.
— … Tout cela se passait à la fin de l’hiver 2001. Nous nous attendions, au printemps, à voir apparaître cette fameuse cargaison à nos frontières. Une occasion unique de tuer dans l’œuf la nouvelle filière…
Paul observait les tombes. Un lieu clair cette fois, ciselé, varié comme une musique de pierre qui murmurait à ses oreilles.
— … A partir du mois de mars, en Allemagne, en France, aux Pays-Bas, nos douanes se sont placées en alerte maximale. Les ports, les aéroports, les frontières routières étaient surveillés en permanence. Dans chacun de nos pays, nous avons interrogé les communautés turques. Nous avons secoué nos indics, placé des trafiquants sur écoute… Fin mai, nous n’avions toujours rien péché. Pas un indice, pas une information. En France, nous avons commencé à nous inquiéter. Nous avons décidé de creuser plus en profondeur dans la communauté turque. De faire appel à un spécialiste. Un homme qui connaîtrait les réseaux anatoliens comme sa poche et qui pourrait devenir un véritable sous-marin.
Ces derniers mots ramenèrent Paul à la réalité. Il saisit d’un coup le lien entre les deux enquêtes.
— Jean-Louis Schiffer, dit-il, sans même réfléchir.
— Exactement. Le Chiffre ou le Fer, au choix.
— Mais il était à la retraite.
— Nous avons donc dû lui demander de rempiler…
Tout se mettait en place. Le boulot d’étouffoir d’avril 2001. La cour d’appel de Paris renonçant à poursuivre Schiffer pour l’homicide de Gazil Hamet. Paul déduisit à voix haute :
— Jean-Louis Schiffer a monnayé sa collaboration. Il a exigé qu’on enterre l’affaire Hamet.
— Je vois que vous connaissez bien le dossier.
— Je fais moi-même partie du dossier. Et je commence à savoir additionner deux et deux chez les flics. La vie d’un petit dealer ne valait pas tripette comparée à vos grandes ambitions de chef de service.
— Vous oubliez notre motivation principale : stopper une filière de grande envergure, enrayer…
— Arrêtez. Je connais votre chanson.
Amien dressa ses longues mains, comme s’il renonçait à toute polémique sur ce sujet.
— Notre problème, de toute façon, a été différent.