— Mais…
— Bouge.
64
Didier Laferrière.
12, rue Boissy-d’Anglas, 8e arrondissement.
En franchissant le seuil de l’appartement, Paul eut un pressentiment — un déclic de flic, presque paranormal. Il y avait quelque chose à glaner ici.
Le cabinet était plongé dans la pénombre. Le chirurgien, un petit homme à la chevelure grise et crépue, se tenait derrière son bureau. D’une voix sans timbre, il demanda :
— La police ? Que se passe-t-il ?
Paul lui exposa la situation et sortit ses portraits. Le toubib parut se rétrécir encore. Il alluma une lampe sur le bureau et se pencha vers les documents.
Sans hésitation, il pointa son index sur le portrait d’Anna Heymes.
— Je ne l’ai pas opérée mais je connais cette femme.
Paul serra les poings. Bon Dieu, oui, son heure était venue.
— Elle m’a rendu visite il y a quelques jours, continua l’homme.
— Soyez précis.
— Lundi dernier. Si vous voulez, je vérifie dans mon agenda…
— Qu’est-ce qu’elle voulait ?
— Elle avait l’air bizarre.
— Pourquoi ?
Le chirurgien hocha la tête.
— Elle m’a posé des questions sur les cicatrices consécutives à certaines interventions.
— Qu’est-ce que cela a de bizarre ?
— Rien. Simplement… Soit elle jouait la comédie, soit elle était amnésique.
— Pourquoi ?
Le docteur tapota de l’index le portrait d’Anna Heymes :
— Mais parce que cette femme avait déjà subi l’opération. A la fin du rendez-vous, j’ai remarqué ses cicatrices. Je ne sais pas ce qu’elle cherchait en venant me voir. Peut-être voulait-elle engager des poursuites contre celui qui l’avait opérée. (Il considéra le cliché.) Du travail splendide, pourtant…
Un nouveau point gagnant pour Schiffer. « A mon avis, elle est en train d’enquêter sur elle-même. » C’était exactement ce qui se passait : Anna Heymes traquait Sema Gokalp. Elle remontait le fil de son propre passé.
Paul était en nage, il avait l’impression de suivre un sillon de feu. La Proie était là, devant lui, à portée de main.
— C’est tout ce qu’elle a dit ? reprit-il. Pas de coordonnées ?
— Non. Elle a simplement conclu : « Je vais juger sur pièces » ou quelque chose comme ça. C’était incompréhensible. Qui est-elle au juste ?
Paul se leva sans répondre. Il attrapa un bloc de Post-it sur le bureau et inscrivit son numéro de portable :
— Si jamais elle rappelle, démerdez-vous pour la localiser. Parlez-lui de son opération. Des effets secondaires. N’importe quoi. Mais vous mettez la main dessus et vous m’appelez. Compris ?
— Vous êtes sûr que ça va bien ?
Paul s’arrêta, la main sur la poignée de la porte :
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Je ne sais pas. Vous êtes tout rouge.
65
Pierre Laroque.
24, rue Maspero, 16e arrondissement.
Rien.
Jean-François Skenderi.
Clinique Massener,
58, avenue Paul-Doumer. 16e arrondissement.
Rien.
A 14 heures, Paul traversait de nouveau la Seine.
Direction rive Gauche.
Il avait renoncé au gyrophare, à la sirène — trop mal à la tête — et cherchait quelques parcelles de paix auprès des visages des piétons, des couleurs des devantures, de l’éclat du soleil. Il était émerveillé face à ces citadins qui vivaient une journée normale, au sein d’une existence normale.
Il appela plusieurs fois ses lieutenants. Naubrel bataillait toujours avec la Chambre de Commerce d’Ankara, Matkowska écumait les musées, les instituts d’archéologie, les offices de tourisme et même l’UNESCO, en quête d’organismes qui auraient financé des travaux sur le site de Nemrut Dağ. Il conservait en même temps un œil sur la liste des visas, que les moteurs de recherche continuaient d’analyser, mais le nom d’Akarsa refusait d’apparaître.
Paul étouffait dans son corps. Des plaques de feu lui brûlaient le visage. Une migraine lui battait la nuque. Des palpitations lancinantes, si marquées qu’il aurait pu les compter. Il aurait dû s’arrêter dans une pharmacie mais il ne cessait de remettre cette halte au carrefour suivant.
Bruno Simonnet.
139, avenue de Ségur, 7e arrondissement.
Rien.
Le chirurgien était un homme massif, qui tenait un gros matou entre ses bras. A les voir ensemble, en une si parfaite osmose, on ne savait plus lequel caressait l’autre. Paul remballait ses clichés quand le médecin remarqua :
— Vous n’êtes pas le premier à me montrer ce visage.
— Quel visage ? tressaillit Paul.
— Celui-là.
Simonnet désignait le portrait-robot de Sema Gokalp.
— Qui vous l’a déjà montré ? Un policier ?
Il acquiesça. Ses doigts grattouillaient toujours la nuque du matou. Paul songea à Schiffer :
— Un certain âge, costaud, les cheveux argentés ?
— Non. Un jeune homme. Mal coiffé. Le genre étudiant. Il avait un léger accent.
Paul encaissait maintenant chaque coup comme un boxeur au fond des cordes. Il dut s’appuyer contre le plateau de marbre de la cheminée.
— Turc, l’accent ?
— Comment voulez-vous que je sache ? Oriental, oui, peut-être.
— Quand est-il venu ?
— Hier, dans la matinée.
— Quel nom a-t-il donné ?
— Pas de nom.
— Un contact ?
— Non. C’était étrange. Dans les films, vous laissez toujours des coordonnées, non ?
— Je reviens.
Paul courut à sa voiture. Il prit un des tirages des obsèques de Türkes où apparaissait Akarsa. Une fois de retour, il tendit le cliché :
— L’homme en question est-il sur cette photo ?
Le chirurgien désigna l’homme en veste de velours :
— C’est lui. Aucun doute possible.
Il leva les pupilles :
— Ce n’est pas un collègue à vous ?
Paul puisa au tréfonds de lui-même quelques parcelles de sang-froid et montra à nouveau le portrait informatique de la rousse :
— Vous m’avez dit qu’il vous avait soumis ce portrait. C’était exactement le même ? Un dessin comme celui-ci ?
— Non. Une photographie noir et blanc. Une photo de groupe, en fait. Sur un campus d’université, quelque chose de ce genre. La qualité était mauvaise mais la femme était la même que la vôtre. Aucun doute.
Sema Gokalp, jeune et vaillante parmi d’autres étudiantes turques, flotta un instant devant ses yeux.
La seule photo que possédaient les Loups Gris.
L’image floue qui avait coûté la vie à trois femmes innocentes.
Paul démarra en laissant de la gomme sur l’asphalte.
Il fixa de nouveau son gyrophare sur le toit et envoya la sauce, lumières et sirène perçant cette journée d’aquarium.
Les déductions en cascades.
Les battements de son cœur à l’unisson.
Les Loups Gris suivaient désormais la même piste que lui. Il leur avait fallu trois cadavres pour comprendre leur erreur. Ils cherchaient maintenant le plasticien qui avait métamorphosé leur Cible.