Des crissements aigus retentirent sur sa gauche. Malgré ses tympans assourdis, Paul perçut, avec une netteté irréelle, les pas qui écrasaient les débris.
Un quatrième homme apparat dans l’embrasure de la porte. Même silhouette noire, cagoulée, gantée, mais sans fusil.
Il s’approcha et considéra la blessure de Paul. D’un geste, il arracha sa cagoule. Il avait le visage entièrement peint. Les courbes et les arabesques brunâtres sur sa peau représentaient la gueule d’un loup. Les moustaches, les arcades, les yeux soulignés de noir. Un grimage sans doute réalisé au henné, mais qui rappelait ceux des guerriers maoris.
Paul reconnut l’homme de la photographie : Azer Akarsa. Il tenait entre ses doigts un polaroïd : un ovale pâle encadré de cheveux noirs. Anna Heymes, fraîchement sortie de son opération.
Ainsi, les Loups allaient pouvoir retrouver leur Proie.
La chasse continuerait. Mais sans lui.
Le Turc s’agenouilla.
Il regarda Paul au fond des yeux, puis prononça d’une voix douce :
— La pression les rend folles. La pression annule leur douleur. La dernière femme chantait avec le nez coupé.
Paul ferma les yeux. Il ne comprenait pas le sens exact de ces mots mais il eut cette certitude : l’homme savait qui il était, et il était déjà informé de la visite de Naubrel à son laboratoire.
Sous forme d’éclairs, il revit les blessures des victimes, les entailles des visages. Un éloge de la pierre antique, signé Azer Akarsa.
Il sentit la mousse éclore sur ses lèvres : du sang. Quand il rouvrit les paupières, le tueur-loup braquait un calibre 45 sur son front.
Sa dernière pensée fut pour Céline.
Et le fait qu’il n’avait pas eu le temps de lui téléphoner avant son départ à l’école.
ONZE
67
Aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle.
Jeudi 21 mars, 16 heures.
Il n’y a qu’une seule méthode pour dissimuler une arme dans un aéroport.
Les amateurs d’armes à feu pensent en général qu’un pistolet automatique de marque Glock, fabriqué essentiellement en polymères, peut échapper aux rayons X et aux détecteurs de métaux. Erreur : le canon, le ressort récupérateur, le percuteur, la détente, le ressort du chargeur et quelques autres pièces encore sont en métal. Sans parler des balles.
Il n’y a qu’une seule méthode pour dissimuler une arme dans un aéroport.
Et Sema la connaît.
Elle s’en souvient devant les vitrines de la zone commerciale de l’aérogare, alors qu’elle s’apprête à prendre le vol TK 4067, de la Turkish Airlines, en direction d’Istanbul.
Elle achète d’abord quelques vêtements, un sac de voyage — rien de plus suspect qu’un voyageur sans bagage — , puis du matériel photographique. Un boîtier F2 Nikon, deux objectifs, 35–70 et 200 millimètres, ainsi qu’une petite boîte à outils adaptée aux appareils de cette marque, et deux trousses doublées de plomb, qui protègent les pellicules lors des contrôles de sécurité. Elle range soigneusement ces objets dans un sac professionnel Promax, puis se rend dans les toilettes de l’aéroport.
Là, isolée dans une cabine, elle place le canon, le percuteur et les autres pièces métalliques de son Glock 21 parmi les tournevis et pinces de la boîte à outils. Puis elle glisse ses balles en tungstène dans les housses plombées, qui stoppent les rayons X et rendent ainsi leur contenu totalement invisible.
Sema s’émerveille de ses propres réflexes. Ses gestes, ses connaissances : tout cela lui revient d’une manière spontanée. « Mémoire culturelle », aurait dit Ackermann.
A 17 heures, elle prend tranquillement son vol et parvient à Istanbul en fin de journée, sans être inquiétée par les douanes.
Dans le taxi, elle ne s’appesantit pas sur le paysage qui l’entoure. La nuit tombe déjà. Une averse discrète lance des reflets fantomatiques sous les réverbères, qui s’accordent bien avec le flou de sa conscience.
Elle distingue seulement des détails : un marchand ambulant vendant des anneaux de pain ; quelques jeunes femmes, au visage cerné par un foulard se mêlant aux motifs de faïence d’une station de bus ; une haute mosquée, bougonne et sombre, qui semble broyer du noir au-dessus des arbres ; des cages d’oiseaux alignées sur un quai comme des ruches… Tout cela lui murmure un langage à la fois familier et lointain. Elle se détourne de la fenêtre et se pelotonne sur son siège.
Elle choisit un des hôtels les plus chics du centre de la ville, où elle se noie parmi un flot bienvenu de touristes anonymes.
A 20 heures 30, elle verrouille la porte de sa chambre et s’effondre sur son lit, où elle s’endort tout habillée.
Le lendemain, vendredi 22 mars, elle émerge à 10 heures du matin.
Elle allume aussitôt la télévision et cherche un canal français sur le réseau satellite. Elle doit se contenter de TV5, la chaîne internationale des pays francophones. A midi, après un débat sur la chasse en Suisse romande et un documentaire sur les parcs nationaux au Québec, elle capte enfin le journal télévisé de TF1, diffusé la veille au soir en France.
On y évoque la nouvelle qu’elle attend : la découverte du cadavre de Jean-Louis Schiffer dans le cimetière du Père-Lachaise. Mais il y a aussi la nouvelle qu’elle n’attend pas : deux autres corps ont été retrouvés le même jour, dans un hôtel particulier des hauteurs de Saint-Cloud.
Reconnaissant la résidence, Sema augmente le volume sonore. Les victimes ont été identifiées : Frédéric Gruss, chirurgien esthétique, propriétaire des lieux, et Paul Nerteaux, capitaine de police âgé de trente-cinq ans, attaché à la Première DPJ de Paris.
Sema est frappée d’effroi. Le commentateur poursuit :
— « Personne n’explique encore ce double meurtre, mais il pourrait être lié à la mort de Jean-Louis Schiffer. Paul Nerteaux enquêtait sur les assassinats de trois femmes perpétrés ces derniers mois dans le quartier parisien de la Petite Turquie. Dans le cadre de cette enquête, il avait consulté l’inspecteur à la retraite, spécialiste du 10e arrondissement… »
Sema n’avait jamais entendu parler de ce Nerteaux — un jeune type, plutôt beau gosse, aux cheveux de Japonais — mais elle peut déduire l’enchaînement logique des faits. Après avoir tué inutilement trois femmes, les Loups ont enfin trouvé la bonne piste et sont remontés jusqu’à Gruss, le chirurgien qui l’a opérée durant l’été 2001. Parallèlement, le jeune flic a dû suivre la même voie et identifier l’homme de Saint-Cloud. Il s’est rendu chez lui au moment même où les Loups l’interrogeaient. L’affaire s’est achevée à la turque : dans un bain de sang.
D’une manière confuse, Sema l’avait toujours prévu : les Loups allaient finir par découvrir son nouveau visage. Or, à partir de cet instant, ils sauraient exactement où la trouver. Pour une raison simple : leur chef est Monsieur Velours, l’amateur de chocolats fourrés à la pâte d’amandes qui venait régulièrement à la Maison du Chocolat. Elle connaît cette vérité stupéfiante depuis qu’elle a retrouvé la mémoire. Il s’appelle Azer Akarsa. Adolescente, Sema se souvient de l’avoir aperçu dans un foyer d’Idéalistes, à Adana, où il passait déjà pour un héros…
Telle est l’ultime ironie de l’histoire : le tueur qui la cherchait depuis plusieurs mois dans le 10e arrondissement la croisait deux fois par semaine, sans la reconnaître, en achetant ses friandises préférées.