Sema coupe la connexion et dresse son bilan personnel des événements. Dans la colonne des points positifs, la vie sauve de Clothilde, ainsi que la convocation de Charlier chez le juge. A plus ou moins long terme, le flic antiterroriste devra répondre de tous ces morts, ainsi que du « suicide » de Laurent Heymes…
Dans la colonne négative, Sema ne retient qu’un seul fait, mais il évince tous les autres.
Azer Akarsa court toujours.
Et cette menace la conforte dans sa décision.
Elle doit le retrouver puis découvrir, plus haut encore, qui est le commanditaire de toute l’affaire. Elle ignore son nom, elle l’a toujours ignoré, mais elle sait qu’elle finira par mettre en lumière toute la pyramide.
A cette heure, elle ne possède qu’une certitude : Akarsa va revenir en Turquie. Sans doute est-il même déjà de retour. A l’abri parmi les siens. Protégé par la police et un pouvoir politique bienveillants.
Elle attrape son manteau et quitte la chambre.
C’est dans sa mémoire qu’elle trouvera la voie qui la mènera à lui.
68
Sema se rend d’abord sur le pont de Galata, non loin de son hôtel. Elle contemple, longuement, de l’autre côté du canal de la Corne d’Or, la vue la plus célèbre de la ville. Le Bosphore et ses bateaux ; le quartier d’Eminönü et la Nouvelle Mosquée ; ses terrasses de pierre, ses envolées de pigeons ; les dômes, les flèches des minarets, d’où s’élève cinq fois par jour la voix des muezzins.
Cigarette.
Elle ne se sent pas une âme de touriste, mais elle sait que la ville — sa ville — peut lui fournir un indice, une étincelle qui lui permettra de recouvrer toute sa mémoire. Pour l’heure, elle voit s’éloigner le passé d’Anna Heymes, remplacé peu à peu par des impressions vagues, des sensations confuses, liées à son quotidien de trafiquante. Les bribes d’un métier obscur, sans repères, sans le moindre détail personnel qui puisse lui fournir ne serait-ce qu’un signe pour rejoindre ses anciens « frères ».
Elle hèle un taxi et demande au chauffeur de sillonner la ville, au hasard. Elle parle le turc sans accent ni la moindre hésitation. Cette langue a jailli de ses lèvres dès qu’il a fallu l’utiliser — une eau enfouie au fond d’elle-même. Mais alors pourquoi pense-t-elle en français ? Effet du conditionnement psychique ? Non : cette familiarité est antérieure à toute l’histoire. C’est un élément constitutif de sa personnalité. Dans son parcours, sa formation, il y a eu cette greffe étrange…
A travers la vitre, elle observe chaque détail : le rouge du drapeau turc, frappé du croissant et de l’étoile d’or, qui marque la ville comme un sceau de cire ; le bleu des murs et des monuments de pierre, bruni, strié par la pollution ; le vert des toitures et du dôme des mosquées, qui oscille dans la lumière entre jade et émeraude.
Le taxi longe une muraille : Hatun caddesi. Sema lit les noms sur les panneaux : Aksaray, Kücükpazar, Carsamba… Ils résonnent en elle de manière vague, ne suscitent aucune émotion particulière, aucun souvenir distinct.
Pourtant, plus que jamais, elle devine qu’un rien — un monument, une enseigne, le nom d’une rue — suffirait à remuer ces sables mouvants, à désancrer les blocs de mémoire qui reposent en elle. Comme ces épaves des grands fonds qu’il suffit d’effleurer pour qu’elles remontent lentement vers la surface…
Le chauffeur interroge :
— Devam edelim mi[2] ?
— Evet[3].
Haseki. Nisanca. Yenikapi…
Nouvelle cigarette.
Fracas du trafic, roulis des passants. L’agitation urbaine culmine ici. Pourtant, une impression de douceur domine. Le printemps fait trembler ses ombres au-dessus du tumulte. Une lumière pâle resplendit à travers l’air enferraillé. Il plane sur Istanbul une moire argentée, une sorte de patine grise qui a raison de toutes les violences. Même les arbres possèdent quelque chose d’usé, de cendré, qui s’épanche et apaise l’esprit…
Soudain, un mot sur une affiche attire son attention. Quelques syllabes sur un fond rouge et or.
— Emmenez-moi à Galatasaray, ordonne-t-elle au chauffeur.
— Le lycée ?
— Le lycée, oui. A Beyoglu.
69
Une grande place, aux confins du quartier de Taksim. Des banques, des drapeaux, des hôtels internationaux. Le chauffeur se gare à l’entrée d’une avenue piétonnière.
— Vous aurez plus vite fait à pied, explique-t-il. Prenez l’Istiklal caddesi. Dans une centaine de mètres, vous…
— Je connais.
Trois minutes plus tard, Sema atteint les grandes grilles du lycée qui protègent jalousement des jardins obscurs. Elle franchit le portail et plonge dans une véritable forêt. Sapins, cyprès, platanes d’Orient, tilleuls : des sabres vifs, des nuances feutrées, des bouches d’ombre… Parfois, un pan d’écorce risque du gris, ou même du noir. D’autres fois, une cime, un ramage se fend d’un trait clair — un grand sourire pastel. Ou bien encore, des taillis secs, presque bleus, offrent une transparence de calque. Tout le spectre végétal se déploie ici.
Au-delà des arbres, elle aperçoit des façades jaunes, cernées de terrains de sport et de panneaux de basket : les bâtiments du lycée. Sema reste en retrait, sous les frondaisons, et observe. Les murs couleur de pollen. Les sols de ciment de teinte neutre. Le sigle du lycée, un S enchâssé dans un G, rouge serti dans de l’or, sur le gilet bleu marine des élèves qui déambulent.
Mais surtout, elle écoute le brouhaha qui s’élève. Une rumeur identique sous toutes les latitudes : la joie des enfants libérés de l’école. Il est midi : l’heure de la sortie des classes.
Plus qu’un bruit familier, c’est un appel, un signe de ralliement. Des sensations l’encerclent tout à coup, l’enlacent… Suffoquée par l’émotion, elle s’assoit sur un banc et laisse venir à elle les images du passé.
Son village d’abord, dans l’Anatolie lointaine. Sous un ciel sans limites, sans merci, des baraques de torchis, agrippées aux flancs de la montagne. Des plaines frémissantes, des herbes hautes. Des troupeaux de moutons sur des coteaux escarpés, trottinant à l’oblique, gris comme du papier sale. Puis, dans la vallée, des hommes, des femmes, des enfants, vivant là comme des pierres, brisés par le soleil et le froid…
Plus tard. Un camp d’entraînement — une station thermale désaffectée, entourée de fils barbelés, quelque part dans la région de Kayseri. Un quotidien d’endoctrinement, de formation, d’exercices. Des matinées à lire Les Neuf Lumières d’Alpaslan Türkes, à rabâcher les préceptes nationalistes, à visionner des films muets sur l’histoire turque. Des heures à s’initier aux rudiments de la science balistique, à faire la différence entre explosifs détonants et déflagrants, à tirer au fusil d’assaut, à manier des armes blanches…
Puis, soudain, le lycée français. Tout change. Un environnement suave et raffiné. Mais c’est peut-être pire encore. Elle est la paysanne. La fillette des montagnes parmi les fils de famille. Elle est aussi la fanatique. La nationaliste cramponnée à son identité turque, à ses idéaux, parmi des étudiants bourgeois, gauchistes, rêvant tous de devenir européens…
C’est ici, à Galatasaray, qu’elle s’est passionnée pour le français au point de le substituer, dans son esprit, à sa langue maternelle. Elle entend encore le dialecte de son enfance, syllabes heurtées et nues, peu à peu supplantées par ces mots nouveaux, ces poèmes, ces livres venant nuancer le moindre de ses raisonnements, caractériser chaque nouvelle idée. Le monde, alors, littéralement, est devenu français.