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Elle s’avance, grisée par les parfums des fleurs, les odeurs sourdes de la terre. Le martèlement de la pluie se fait ici feutré. Les gouttes rebondissent sur les feuilles en pizzicati mats, des volées d’eau glissent sur les frondaisons en cordes de harpe. Sema pense : « Le corps répond à la musique par la danse. La terre répond à la pluie par ses jardins. »

Ecartant des branches, elle découvre un grand potager, enfoui sous les arbres. Des tuteurs de bambou se dressent ; des bidons tronqués sont remplis d’humus ; des bocaux retournés protègent de jeunes pousses. Sema songe à une serre à ciel ouvert. Mieux : à une crèche végétale. Elle esquisse encore quelques pas et s’arrête : le Jardinier est là.

Un genou au sol, il est penché sur une rangée de pavots, protégés par des enveloppes de plastique transparent. Il est en train de glisser un drain à l’intérieur d’un pistil, là où se trouve la capsule d’alcaloïde. Sema ne reconnaît pas l’espèce qu’il manipule. Sans doute un nouvel hybride, en avance sur la saison de floraison. Du pavot expérimental, en pleine capitale turque…

Comme s’il avait senti sa présence, le chimiste lève les yeux. Sa capuche lui barre le front, révélant à peine ses traits lourds. Un sourire naît sur ses lèvres, plus rapide que l’étonnement de son regard :

— Les yeux. Je t’aurais reconnue aux yeux.

Il a parlé en français. C’était un jeu, jadis, entre eux — une complicité supplémentaire. Elle ne répond pas. Elle imagine ce qu’il voit : une silhouette décharnée, sous une capuche vert thé, des traits émaciés, méconnaissables. Pourtant, Kürsat ne marque aucun étonnement : il sait donc pour le nouveau visage. L’avait-elle prévenue ? Ou bien les Loups s’en sont-ils chargés ? Ami ou ennemi ? Elle n’a que quelques secondes pour se décider. L’homme était son confident, son complice. C’est donc elle qui lui a révélé les détails de sa fuite.

Ses gestes sont empruntés, mal assurés. Il est à peine plus grand que Sema. Il porte une blouse de toile, sous un large tablier de plastique. Kürsat Milihit se relève.

— Pourquoi t’es revenue ?

Elle ne dit rien, laissant l’averse marquer les secondes. Puis, la voix assourdie par le ciré, elle répond en français aussi :

— Je veux savoir qui je suis. J’ai perdu la mémoire.

— Quoi ?

— A Paris, j’ai été arrêtée par la police. J’ai subi un conditionnement mental. Je suis amnésique.

— C’est impossible.

— Tout est possible dans notre monde, tu le sais comme moi.

— Tu… Tu te souviens de rien ?

— Ce que je sais, je l’ai appris par ma propre enquête.

— Mais pourquoi revenir ? Pourquoi ne pas disparaître ?

— Il est trop tard pour disparaître. Les Loups sont à mes trousses. Ils connaissent mon nouveau visage. Je veux négocier.

Il pose avec précaution la fleur coiffée de plastique parmi les demi-jerricans et les sacs de terreau. Il lui lance un regard furtif :

— Tu l’as toujours ?

Sema ne répond pas. Kürsat insiste :

— La drogue, tu l’as toujours ?

— Les questions, c’est moi, réplique-t-elle. Qui était le commanditaire de l’opération ?

— Nous ne connaissons jamais son nom. C’est la règle.

— Il n’y a plus de règle. Ma fuite a tout bouleversé. Ils ont dû venir t’interroger. Des noms ont dû circuler. Qui a ordonné ce convoi ?

Kürsat hésite. La pluie claque sur sa capuche, coule sur son visage.

— Ismaïl Kudseyi.

Le nom frappe sa mémoire — Kudseyi, le maître absolu — mais elle simule encore l’oubli :

— Qui est-ce ?

— J’peux pas croire que tu aies perdu la boule à ce point.

— Qui est-ce ? répète-t-elle.

— Le baba le plus important d’Istanbul. (Il baisse d’un ton, comme au diapason de l’averse.) Il prépare une alliance avec les Ouzbeks et les Russes. Le chargement était un convoi-pilote. Un test. Un symbole. Envolé avec toi.

Elle sourit dans le cristal des gouttes.

— L’atmosphère doit être au beau fixe entre les partenaires.

— La guerre est imminente. Mais Kudseyi s’en fout. Ce qui l’obsède, c’est toi. Te retrouver. C’est pas une question d’argent, c’est une question d’honneur. Il peut pas avoir été trahi par l’un des siens. On est ses Loups, ses créatures.

— Ses créatures ?

— Les instruments de la Cause. On a été formés, endoctrinés, élevés par les Loups. A ta naissance, tu n’étais personne. Une pouilleuse qui élevait des brebis. Comme moi. Comme les autres. Les foyers nous ont tout donné. La foi. Le pouvoir. La connaissance.

Sema devrait aller à l’essentiel, mais elle veut entendre d’autres faits, d’autres détails :

— Pourquoi parlons-nous le français ?

Un sourire s’insinue sur la face ronde de Kürsat. Un sourire de fierté :

— On a été choisis. Dans les années 80, les « reïs », les chefs, ont voulu créer une armée clandestine, avec des officiers, des figures d’élite. Des Loups qui pourraient s’immiscer dans les couches les plus élevées de la société turque.

— C’était un projet de Kudseyi ?

— Un projet initié par lui, mais approuvé par tous. Des émissaires de sa fondation ont visité les foyers d’Anatolie centrale. Ils ont cherché les enfants les plus doués, les plus prometteurs. Leur idée était de leur offrir une scolarité de haut niveau. Un projet patriotique : le savoir et le pouvoir rendus aux vrais Turcs, aux enfants d’Anatolie, pas aux bâtards bourgeois d’Istanbul…

— Et nous avons été sélectionnés ?

Le ton d’orgueil gonfle encore :

— Envoyés au lycée Galatasaray, avec quelques autres, grâce aux bourses de la fondation. Comment peux-tu avoir oublié tout ça ?

Sema ne répond pas. Kürsat poursuit, d’une voix de plus en plus exaltée :

— On avait douze ans. On était déjà des petits « baskans », des chefs dans nos régions. On a d’abord passé une année dans un camp d’entraînement. Quand on est arrivés à Galatasaray, on savait déjà se servir d’un fusil d’assaut. On connaissait par cœur des passages des Neuf Lumières. Et on était tout à coup entourés de décadents, qui écoutaient du rock, fumaient du cannabis, imitaient les Européens. Des fils de pute, des communistes… Face à eux, on se serrait les coudes, Sema. Comme un frère et une sœur. Les deux bouseux d’Anatolie, les deux misérables avec leur pauvre bourse… Mais personne ne savait à quel point on était dangereux. On était déjà des Loups. Des combattants. Infiltrés dans un monde qui nous était interdit. Pour mieux lutter contre ces salauds de Rouges ! Tanri türk’ü korusun[4] !

Kürsat a brandi le poing, l’index et l’auriculaire levés. Il se donne beaucoup de mal pour avoir l’air d’un fanatique mais il ressemble surtout à ce qu’il n’a jamais cessé d’être : un enfant doux, maladroit, conditionné à la violence et à la haine.

Elle le questionne encore, immobile parmi les tuteurs et les feuillages :

— Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

— Pour moi, la faculté des sciences. Pour toi, l’université de Bogazici où on enseigne les langues. A la fin des années 80, les Loups s’imposaient sur le marché de la drogue. Ils avaient besoin de spécialistes. Nos rôles étaient déjà écrits. La chimie pour moi, le transport pour toi. Il y en avait d’autres. Des Loups infiltrés. Des diplomates, des chefs d’entreprise, des…

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4

Que Dieu protège les Turcs !