Elle laisse couler un filet d’eau dans le lavabo et attrape le paquet cartonné, acheté tout à l’heure dans une droguerie de Beylerbeyi.
Elle verse le pigment dans l’évier et contemple les méandres rougeâtres qui s’étiolent, se figent dans l’eau en boue brune.
Durant quelques instants, elle s’observe dans le miroir. Visage fracassé, os broyés et peau couturée : sous la beauté apparente, un mensonge de plus…
Elle sourit à son reflet et murmure :
— Il n’y a plus le choix.
Puis plonge avec précaution son index droit dans le henné.
72
Cinq heures.
La gare d’Haydarpasa.
Un point de départ et d’arrivée à la fois ferroviaire et maritime. Tout est exactement comme dans son souvenir. Le bâtiment central, un U cerné par deux tours massives, ouvert sur le détroit comme une accolade, une invite face à la mer. Puis, tout autour, les digues. Dessinant des axes de pierre, creusant entre elles un labyrinthe d’eau. Sur la deuxième, au bout de la jetée, un phare se dresse. Une tour isolée, comme posée sur les canaux.
A cette heure, tout est sombre, froid, éteint. Seule une lumière palpite faiblement dans la gare, à travers ses vitres embuées une lueur rousse, hésitante.
Le kiosque de « l’iskele » — l’embarcadère — brille lui aussi, se réfléchissant dans l’eau en une tache bleu mordoré, plus faible encore, presque violette.
Epaules hautes, col relevé, Sema longe l’édifice puis remonte la berge. Ce spectacle sinistre lui convient : elle comptait sur ce désert inerte, silencieux, engourdi de givre. Elle se dirige vers l’embarcadère des bateaux de plaisance. Les câbles et les voiles la suivent de près, dans un cliquetis incessant.
Sema scrute chaque barque, chaque esquif. Enfin, elle repère une embarcation dont le propriétaire dort, en chien de fusil, enfoui sous une bâche. Elle le réveille et négocie aussitôt. Hagard, l’homme accepte la somme proposée : une fortune. Elle lui assure qu’elle ne s’éloignera pas au-delà de la seconde digue, qu’il ne quittera jamais son bateau des yeux. Le marin accepte, démarre le moteur sans un mot puis met pied à terre.
Sema prend la barre. Elle manœuvre parmi les autres embarcations et quitte le quai. Elle suit la première digue, contourne l’extrémité du remblai puis longe le second quai, jusqu’au phare. Autour d’elle, pas un bruit. Seul, très loin, le pont éclairé d’un cargo se découpe dans les ténèbres. Sous la lumière des projecteurs, perlées d’embruns, des ombres s’agitent. Un bref instant, elle se sent complice, solidaire de ces fantômes dorés.
Elle accoste les rochers. Amarre son embarcation et rejoint le phare. Sans difficulté, elle force la porte. L’intérieur est étroit, glacé, hostile à toute présence humaine. Le phare est automatisé et paraît n’avoir besoin de personne. Au sommet de la tour, l’énorme projecteur tourne sur son pivot avec lenteur, en longs gémissements.
Sema allume sa torche électrique. Le mur circulaire, tout proche, est sale, humide. Le sol creusé de flaques. Un escalier de fer, en colimaçon, occupe tout l’espace. Sema perçoit le bruissement des flots sous ses pieds. Elle songe à quelque point d’interrogation en pierre, aux confins du monde. Un lieu de solitude radicale. L’endroit idéal.
Elle attrape le téléphone de Kürsat et compose le numéro d’Azer Akarsa.
La sonnerie retentit. On décroche. Silence. Après tout, il est à peine 5 heures…
Elle dit en turc :
— C’est Sema.
Le silence persiste. Puis la voix d’Azer Akarsa retentit, toute proche :
— Où es-tu ?
— Istanbul.
— Qu’est-ce que tu proposes ?
— Un rendez-vous. Seul à seule. En territoire neutre.
— Où ?
— La gare d’Haydarpasa. Sur la deuxième digue, il y a un phare.
— Quelle heure ?
— Maintenant. Tu viens seul. En barque.
Sourire dans la voix :
— Pour me faire tirer comme un lapin ?
— Ça ne résoudrait pas mes problèmes.
— Je ne vois pas ce qui résoudrait tes problèmes.
— Tu sauras si tu viens.
— Où est Kürsat ?
Le numéro doit s’afficher sur l’écran de son téléphone. A quoi bon mentir ?
— Il est mort. Je t’attends. Haydarpasa. Seul. Et à la rame.
Elle coupe et regarde au-dehors, à travers la fenêtre grillagée. La gare maritime s’anime. Un trafic lent, poissé d’aube, se met en branle. Un navire glisse sur des rails et s’arrache aux flots jusqu’à pénétrer sous les arches des entrepôts éclairés.
Son poste d’observation est parfait. D’ici, elle peut surveiller à la fois la gare et ses embarcadères, le quai et la première digue : impossible de s’approcher à couvert.
Elle s’assoit sur les marches en grelottant.
Cigarette.
Ses pensées dérivent ; un souvenir surgit, sans rime ni raison. La chaleur du plâtre sur sa peau. Les mailles de gaze collées sur ses chairs meurtries. Les démangeaisons insupportables sous les pansements. Elle se souvient de sa convalescence, entre veille et sommeil, abrutie de sédatifs. Et surtout de son effroi devant son nouveau visage, gonflé à crever, bleui d’hématomes, couvert de croûtes séchées…
Ils paieront aussi pour ça.
5 h 15.
Le froid devient une morsure, presque une brûlure. Sema se lève, bat des pieds, des bras, luttant contre l’engourdissement. Ses souvenirs d’opération la ramènent directement à sa dernière découverte, quelques heures auparavant, à l’hôpital central d’Istanbul. En fait, cela n’a été qu’une confirmation. Elle se rappelle maintenant avec précision ce jour de mars 1999, à Londres. Un banal problème de colite, qui l’avait obligée à effectuer une radiographie. Et à accepter la vérité.
Comment ont-ils pu lui infliger cela ?
La mutiler à jamais ?
Voilà pourquoi elle a fui.
Voilà pourquoi elle les tuera tous.
5 heures 30.
Le froid lui cloue les os. Son sang afflue vers ses organes vitaux, abandonnant peu à peu les extrémités aux engelures et à la mort glacée. Dans quelques minutes, elle sera paralysée.
D’un pas mécanique, elle marche jusqu’à la porte. Elle sort du phare, percluse, et s’efforce de dégourdir ses jambes sur la digue. La seule source de chaleur ne peut être que son propre sang, il faut le faire circuler, le répartir à nouveau dans son corps…
Des voix retentissent, dans le lointain. Sema lève les yeux. Des pêcheurs accostent la première digue. Elle n’avait pas prévu cela. Pas si tôt, du moins.
Dans l’obscurité, elle discerne leurs lignes qui fouettent déjà la surface de l’eau.
Sont-ils vraiment des pêcheurs ?
Elle regarde sa montre : 5 h 45.
Dans quelques minutes, elle partira. Elle ne peut attendre plus longtemps Azer Akarsa. D’instinct, elle sait que, où qu’il soit à Istanbul, une demi-heure lui suffit pour rejoindre la gare. S’il a besoin de plus de temps, c’est qu’il s’est organisé, qu’il a préparé un piège.
Un clapotis. Dans les ténèbres, le sillage d’une barque s’ouvre sur l’eau. La chaloupe dépasse la première digue. Une silhouette s’arc-boute sur ses rames. Mouvements lents, amples, assidus. Un rai de lune flatte les épaules de velours.
Enfin, sa barque touche les rochers.
Il se lève, s’empare de l’amarre. Les gestes, les bruits sont si ordinaires qu’ils en deviennent presque irréels. Sema ne peut se convaincre que l’homme qui ne vit que pour sa mort se tient à deux mètres d’elle. Malgré le manque de lumière, elle distingue sa veste en velours, olivâtre et élimée, sa grosse écharpe, sa tignasse hirsute… Lorsqu’il se penche pour lui lancer la corde, elle aperçoit même, une fraction de seconde, l’éclat mauve de ses pupilles.