Je ne le voyais pas du tout. Sa présence, cependant, était aussi réelle que celle de n’importe qui d’autre dans la salle. Plus réelle, peut-être, et plus crédible. Il s’appelait Todd. Il avait environ cinq ans, de beaux cheveux bruns, un sourire adorable, des joues douces comme du duvet et bronzées, des doigts agiles, et le visage congestionné comme s’il venait de courir ou de s’amuser intensément. Il essayait de me dire quelque chose, mais je ne l’entendais pas.
Il aurait pu être mon fils. Ilya aurait été son père.
J’avais dû grogner, car Charles me demanda si tout allait bien.
— Pas de problème, déclarai-je. On peut y aller.
J’aurais voulu tendre la main pour agripper celle de mon fils, mais il n’était plus là.
Je ne sentirais plus jamais sa présence.
— On y va, fit Stephen en écho.
— C’est parti, dit Charles.
Je regardai les projecteurs, la tête environnée du bruit neutre des bandeaux d’immersion. Je vis Mars au-dessus de moi, représentée comme une sphère détaillée aux élévations exagérées. Les quatre capteurs qui nous restaient figuraient sous la forme de points rouges. En tournant la tête, je pouvais voir Phobos et Deimos. La carte n’avait pas été récemment remise à jour. Les Mille Collines et d’autres stations à présent disparues y figuraient également en bonne place.
— Nous allons perdre tous nos satellites, murmura Dandy.
Sa voix était lointaine comme un grondement de tonnerre.
Charles parla à l’intérieur de ma tête, et cela me fit sursauter.
— Premier changement de cadre dans deux minutes. Tu m’entends, Casseia ?
— Oui, répondis-je. Je vois Mars.
— Aimerais-tu suivre ce que fait le LQ ? Quand j’entrerai, je ferai partie du processus. Tu pourras observer de l’extérieur.
— D’accord.
J’essayai de détendre mes muscles raides comme du roc. Mieux vaut mourir en paix avec moi-même, me disais-je. L’univers me semblait suffisamment imprévisible pour qu’une telle distinction fût importante.
L’image de Mars changea radicalement tandis que le LQ m’entraînait dans sa perspective. Ce que je voyais maintenant n’était plus une planète mais le champ multicolore de plusieurs possibilités qui se chevauchaient, un ensemble superposé d’un même monde. Les évaluations du LQ se modifiaient de seconde en seconde. Couleurs, décalages et estimations de l’espace de Pierce se succédaient avec une rapidité aveuglante. Mars tout entière était scrutée et mesurée selon une logique impossible à suivre par un humain, une logique qui se situait à l’extérieur ou au-delà des règles de l’univers.
Je comprenais plus clairement, à présent, l’importance de la contribution du LQ. Le fait de le savoir véritablement doté de conscience de soi malgré ces distorsions me donnait le frisson. Quelle sorte de conscience de soi pouvait fonctionner lorsque la conscience tout court n’avait aucune forme, aucune orientation spécifique ?
Qui avait pu concevoir un tel esprit ?
C’étaient des humains qui l’avaient fabriqué. Des humains célèbres, plus ou moins. Et les penseurs LQ jouaient un rôle non négligeable dans les affaires humaines depuis un siècle et demi. Mais aucun humain, pas même ceux qui avaient conçu les LQ, ne pouvait comprendre la mentalité LQ dans sa totalité. Non pas qu’elle fût supérieure. Sous certains aspects, elle fonctionnait de manière bien plus simple qu’un cerveau humain ou un penseur. Mais ce qu’elle accomplissait, elle l’accomplissait de façon somptueuse, et surtout imprévisible.
Si j’étais la spectatrice qui admirait un étrange et merveilleux cheval en train d’exécuter son numéro de dressage, Charles, lui, était le cavalier.
— Nous venons de mesurer et de tracer la première base orthonormée, expliqua Charles. Nous sommes en train de quantifier la translation des descripteurs conservés vers le système englobant.
Grâce à mon rehaussement, je comprenais une partie de ce que je voyais. Traitement massif des paramètres à travers la partie calculateur de l’interprète, tour de passe-passe joué à la nature en soutirant l’« énergie » nécessaire pour faire bouger Mars à l’énergie totale du système englobant, c’est-à-dire la galaxie. En réalité, l’énergie en question ne serait jamais utilisée au sens réel du terme. L’univers aurait simplement l’impression que son grand livre des comptes serait équilibré. Tout se passerait sous la table, à son insu.
— Premier changement de cadre dans vingt secondes, annonça Charles.
Notre contact semblait de plus en plus étroit. Il ne parlait plus qu’à mon intention.
— Le LQ est en train de réattribuer leur première destination à tous les descripteurs, continua-t-il.
Nous allions déplacer tout le contenu de l’« espace » que devait occuper Mars à l’instant même où nous ferions bouger la planète. Ce ne serait qu’une simple permutation. L’idée était très facile à comprendre, mais beaucoup moins à exécuter.
— Le pinceur commence à rayonner, déclara la voix extérieure de Stephen. Fluctuations dans l’espace de Pierce.
Je distinguai alors les deux cadres de référence. Le nôtre, l’actuel, et l’autre, celui où nous allions nous transférer. Ils se chevauchèrent et je ne vis plus Mars du tout pendant un instant. Ce que je voyais à la place était d’une horrifiante simplicité.
Mars était réduite à une potentialité ineffable. Elle pouvait être à présent n’importe quoi, et nous en dépendions. Nous avions été retirés de la partie, retirés du jeu et de ses règles. C’était le moment de vide, où les systèmes qui s’appuyaient sur des corrélations au coup par coup – cerveaux, ordinateurs, penseurs, appareillages électroniques – devaient redémarrer pour se convaincre qu’il y avait bien eu, à un moment, une réalité, et que les règles de cette réalité étaient bien les mêmes que ce qu’elles semblaient être maintenant.
Dans cette potentialité, je vis – sans la ressentir, heureusement – l’attraction de ce qui semblait constituer un choix. Nous avions devant nous d’autres séries de règles. Le LQ se faufila en hâte parmi elles. J’aurais voulu m’attarder, faire des essais. Qu’est-ce qui se passerait si ceci ou cela était changé ? Les perspectives étaient alléchantes.
— Changement de cadre, annonça Charles.
La potentialité disparut, et j’eus de nouveau sous les yeux une simple représentation de Mars. Hergesheimer mesura rapidement notre position.
Le grondement de tonnerre s’affaiblit jusqu’à ne plus être qu’un fil ténu à peine entendu ou ressenti à travers le revêtement isolant sous la couchette. Nous n’étions plus au même endroit. La Terre venait de perdre sa cible.
— Ça va, Charles ? demandai-je.
— À peu près. Le LQ a eu un peu peur tout à l’heure. Changer les règles semble aussi fascinant que l’attraction du sexe opposé. On dirait qu’il se sent chez lui dans ces espaces.
— Ne le laisse pas sortir avec une copine, plaisantai-je.
L’énormité de ce qui aurait pu arriver fut soudain effacée par un sentiment de légèreté.
— On s’en est bien tirés, je crois, fit Charles.
Je détournai la tête des projecteurs en battant des cils et le regardai sur sa couchette en plissant les paupières. Il avait les yeux fermés et sa respiration était rapide et spasmodique.
Quelque chose m’effleura le bras. Je tournai vivement la tête et éprouvai un tel soulagement que les larmes jaillirent aussitôt sur mes joues. Je tendis la main.
Ti Sandra se tenait à côté de moi. Elle paraissait en très bonne santé. Elle avait retrouvé son poids. Son expression était fière et radieuse. Elle portait sa robe la plus flamboyante, ornée de petites perles de verre étincelantes, cousues à la main. Elle me caressa le bras. Son contact avait la légèreté d’une brise.