Lorsque les procès auront eu lieu et que ma sentence sera prononcée, voici à quoi je penserai : une tige, une feuille, un globe vert et scintillant. Les enfants qui naîtront ne se souviendront pas du Vieux Soleil. Le ciel nouveau aux fleurs multicolores sera leur seule maison. Comme il sera la vôtre, à vous qui, je l’espère de tout mon cœur, lirez mon histoire.
Je vous vois jouant à l’ombre des ponts de la Vieille Mars, la peau exposée à l’air libre, dans cent ans ou dans mille. Pour vous, il n’y aura pas de temps ni de distance, aucune limite. Rien d’autre que votre propre volonté.
Essayez de faire mieux que vos aînés. Il le faudra. Toute la puissance du monde vous appartient.
Postface
de Dane Johansen, Ph. D.
C’est pour moi un privilège que d’avoir publié cette nouvelle édition texte des mémoires de Casseia Majumdar. Aujourd’hui encore, sa vie et ses actions soulèvent des controverses. Témoin la récente tentative des défenseurs de l’Ancien Système d’imposer leurs propres notes et commentaires dans toutes les versions de L’Envol de Mars. Cette tentative a été déjouée, mais elle n’en met pas moins en évidence la colère sourde encore ressentie par de nombreux Martiens à propos de ces événements.
J’ai eu l’occasion de parler à Casseia Majumdar une seule fois, dans son jardin, il y a vingt ans. Elle avait alors cinquante ans selon l’ancien calendrier martien, et j’en avais douze selon le nouveau. Ma mère venait d’être élue présidente de Mars de par la constitution de la Nouvelle République, et nous accomplissions, elle, mon père et moi, le pèlerinage devenu traditionnel sous les dernières administrations, aux sillons de Cyane puis à la demeure de Casseia.
C’était une personne à l’allure fière et imposante, aux cheveux grisonnants et à la peau brune profondément ridée. Sous sa combinaison pressurisée, ses bras avaient l’air minces mais forts et ses jambes se déplaçaient avec une vivacité et une sûreté de jeune fille. Elle vint à notre rencontre dans un tracteur qui avait autrefois été conduit par son mari. Souriante, elle nous serra la main et nous invita à rentrer chez elle. Sa maison était perchée à la limite du Parc national de Cyane. Nous pûmes nous y débarrasser de nos combinaisons encombrantes, nous doucher et nous mettre à l’aise.
Elle nous présenta à son compagnon de nombreuses années, Charles Franklin. Il nous accueillit avec une expression cordiale mais mitigée. Grand et très maigre, il avait des cheveux entièrement blancs qui flottaient, épais, au-dessus d’un visage marqué de rides particulières. Ni gai ni triste, Franklin ne parlait pas beaucoup et s’affairait dans la maison à des tâches qui ne semblaient pas avoir d’objet précis mais paraissaient l’amuser. Il souriait tout seul, éclatant parfois d’un rire bref, et je trouvais cela extrêmement gênant. J’étais trop jeune pour établir le lien avec le Charles Franklin qui occupait une place éminente dans mes manuels d’histoire. Je demandai à ma mère :
— Il a un problème ?
Mon père me donna un coup discret dans les côtes et se pencha pour chuchoter :
— C’est lui. Tiens-toi un peu !
Je le dévisageai, encore plus embarrassée qu’avant. Il me jeta un coup d’œil, hocha la tête comme pour me dire qu’il était d’accord avec moi et s’assit à côté de Casseia Majumdar.
Maman, toujours directe, demanda à cette dernière comment se portait Franklin en ce moment.
— On ne peut mieux, répondit-elle. Ne fais pas attention à lui, ajouta-t-elle en se tournant vers moi. Il a sa manière à lui de s’amuser, et il lui arrive d’être très gai. Mais il ne pense pas de la même façon que toi ou moi.
Elle alla préparer le repas, avec l’aide de Franklin. Je me souviens qu’elle s’adressa de nouveau à moi pour me dire :
— Les légumes martiens ont meilleur goût préparés par des mains humaines. J’espère que tu es d’accord.
Nous prîmes place autour de sa table, faite d’une seule feuille de pont séchée, près d’une fenêtre donnant sur une large vallée aux couleurs rousses. Nous mangeâmes du fruit de pont. C’était la première fois que je goûtais une telle merveille, beaucoup trop chère sur le marché. Majumdar nous parla avec enthousiasme des cystes mères et de toute la gamme de produits qu’elles avaient fini par nous livrer ces vingt dernières années. Certains de ces produits étaient visibles dans les jardins qui entouraient la maison : moutons rotifères, vers cannelés, chiens-poussière.
Franklin écoutait la conversation avec ravissement. Il apporta même sa contribution en sortant un bâton à dessiner d’une poche de chemise pleine de bouts de papier et de crayons et en s’en servant pour dessiner dans l’air, à petits traits orangés, un certain nombre d’organismes d’ecos que nous ne connaissions que par leurs fossiles : abeilles planantes, vesses-de-sable, chandeliers. Puis, avec un égal enthousiasme, il traça une série de gribouillis complexes qui n’avaient aucune forme particulière.
— Parfois, j’arrive à voir à quoi il veut en venir, nous dit Casseia Majumdar en suivant du doigt les gribouillis. Je pense que nous avons ici les tracés de la diversité génétique. Les mères ne produisent pour le moment que les créatures les plus simples et les moins exigeantes. On dirait qu’elles gardent en réserve le meilleur de leur progéniture, pour le cas où Mars déciderait de retourner aux vieux jours stériles. C’est très intéressant, Charles.
Franklin sourit et remit le bâton dans sa poche.
Pendant que nous mangions, ma mère apprit à Casseia Majumdar que le Conseil des Gouverneurs avait approuvé l’érection d’un monument à la gloire de la première présidente de Mars, Ti Sandra Erzul, des Olympiens et d’elle. Le groupe serait constitué de statues de bronze et d’acier ainsi que d’une plaque commémorative.
Casseia accueillit la nouvelle d’un air maussade puis irrité.
— Je ne veux pas d’honneurs, dit-elle. On m’a donné les jardins et ça me suffit. Je ne reproche rien à personne, aujourd’hui.
— Mais vous avez été privée de liberté pendant dix ans, répliqua ma mère. Nous avons me dette envers vous.
— Nous les avons arrachés à tout ce qu’ils connaissaient. Nous n’avons même pas pu leur demander leur avis. J’ai refusé qu’il y ait un vote.
— Nous voyons ces choses différemment, aujourd’hui, déclara mon père.
— Je ne veux pas de statue, insista Majumdar. Et j’aimerais que les présidents cessent de défiler ici pour présenter leurs excuses. Vous savez ce qui me plairait vraiment ? Ce serait de faire faire à votre mignonne petite fille un tour du jardin.
— Tout entier ? demanda mon père.
La réserve occupait un million d’hectares de sillons. Les tracteurs ne pouvaient y passer.
— Seulement la partie dont je m’occupe, expliqua Casseia avec un sourire.
Elle me fit faire cette visite en me traitant comme si j’étais sa petite-fille. Ses yeux brillaient d’un éclat spécial lorsqu’elle arrêta le tracteur sous un pont-aqueduc. Nous verrouillâmes nos casques avant de descendre. Il fallait que je lève la tête pour voir les pétales des fleurs grenat, dont la tige était plus large que je n’étais haute. Elles étaient tassées le long d’un quai qui s’étendait sur trente mètres sous le ciel bleu foncé. Les grosses lianes gorgées de liquide enjambaient les ravins, les collines et les vallées comme les câbles de part et d’autre d’un pont suspendu. Une personne de bonne taille aurait pu marcher debout à l’intérieur de ces lianes, si elles avaient été vidées de leur sève épaisse et sucrée.