— Je voulais décrocher une bourse pour étudier sur la Terre et obtenir une allocation de temps pour un penseur, dit-il. À présent, je suis rayé de la liste, j’ai du retard dans mes recherches et…
Il s’interrompit, les yeux baissés, comme s’il était gêné de s’être laissé emporter par son bavardage.
— Tu sais, me dit-il, il faut que nous agissions dans les vingt prochaines heures. Les peaux étanches vont pourrir.
— C’est exact.
Je le regardai de plus près. Il n’était pas laid. Sa voix était moelleuse et agréable, et ce que j’avais pris au début pour un manque d’enthousiasme ressemblait plutôt maintenant à un grand calme, qui était ce qui me manquait le plus à l’heure actuelle.
Sean avait fini de trier les masques. Il se leva, et Gretyl demanda le silence d’une voix éraillée.
— Écoutez-moi tous, fit Sean en exerçant ses bras et ses épaules ankylosés, nous avons reçu une réponse du secrétariat de Connor. Ils refusent toute entrevue et exigent de savoir où nous sommes. Je pense qu’il leur faudra quelques jours pour nous localiser. C’est donc maintenant ou jamais que nous devons agir. Nous disposons de vingt-six équipements en bon état. Sur les huit ou dix autres qui ont un problème, je peux en retirer deux qui fonctionneront. Le reste ne vaut rien.
— Je pourrais en réparer d’autres, s’il me laissait faire, chuchota Charles à mon oreille.
— Gretyl et moi, nous porterons les équipements à problème, reprit Sean. (Mon cœur se mit à battre à coups redoublés devant un tel courage et une telle abnégation.) Mais cela signifie que la majorité d’entre vous devront rester ici. Il y aura un tirage au sort pour désigner ceux qui traverseront la plaine.
— Et s’ils sont armés ? demanda une jeune femme d’une voix nerveuse.
Sean sourit.
— Un lapin rouge à terre, et notre cause s’envole comme une fusée.
Il voulait dire que si des Martiens se mettaient à tirer sur d’autres Martiens, toute la gloire serait de notre côté, et les étatistes n’auraient plus aucune chance. Il avait raison, naturellement. La nouvelle, en un jour, aurait fait le tour de la Triade. Même les communautés des planétoïdes seraient vite au courant.
Sean semblait penser qu’un ou deux martyrs nous seraient bien utiles. Je fis du regard le tour des jeunes visages assemblés ici. Ils avaient huit, neuf ou dix ans – mon âge, soit un peu moins de dix-neuf années terrestres. Je regardai aussi la figure de Sean, qui, à douze ans, semblait de nous tous le plus âgé et le plus chargé d’expérience. Silencieusement, d’un commun accord, nous levâmes tous une main aux doigts écartés. C’était le vieux symbole d’indépendance lunaire, revendiquant la libre expression des idées et des capacités humaines ainsi que la tolérance et l’abolition de l’oppression. Une poignée de main au lieu d’un poing fermé.
Cependant, lorsque Sean baissa le bras, ses doigts, par réflexe, se crispèrent. Je compris alors à quel point il était engagé, à quel point notre aventure était sérieuse et quels en étaient les enjeux pour moi.
Nous tirâmes à la courte paille en utilisant les brins d’un vieux câble optique une heure après le comptage des masques. Il y avait vingt-six brins longs. J’en tirai un ainsi que Charles. Diane fut déçue de tomber sur un court. On nous distribua les masques, et nous réglâmes nos ardoises de manière à crypter les signaux reliés aux numéros de code de Sean et de Gretyl.
Nous avions vu et revu notre plan. Vingt d’entre nous traverseraient la plaine à la surface juste au-dessus des galeries qui ramenaient vers l’UMS. Je faisais partie de ce groupe.
Il y avait des bâtiments de surface de l’université à cinq kilomètres environ de nos dômes retranchés. Les étudiants restants – deux équipes de quatre, dont faisait partie Charles, sous le commandement de Sean – devaient se déployer à des endroits stratégiques et attendre le signal de Gretyl, à la tête de notre équipe de vingt, indiquant que nous étions arrivés dans les locaux administratifs.
Si nous rencontrions de la résistance et si quelque chose nous empêchait de présenter nos revendications en personne à Connor, les équipes de Sean entreraient en action. Elles commenceraient par émettre un signal prioritaire non autorisé en direction du satcom de Marsync, lançant sur toutes les fréquences la nouvelle d’une action des étudiants vidés de l’UMS concernant le respect de leur engagement contractuel. Même sous le gouvernement provisoire étatiste, le respect d’un contrat avait une énorme signification. C’était la base sacrée de l’existence de chaque famille. Sean refusait de nous dire où il s’était procuré le savoir-faire et les équipements nécessaires pour émettre un signal prioritaire. Le mystère qui l’entourait n’en était que plus fascinant.
Sean conduirait en personne une équipe de quatre jusqu’à la jonction des trains de l’UMS. Là, ils feraient sauter quelques rails courbes de guidage maglev. Les trains n’arriveraient plus au terminal de l’UMS tant qu’une voiture de maintenance n’aurait pas fabriqué de nouveaux rails, ce qui prendrait plusieurs heures. Pendant ce temps, l’UMS serait isolée.
Simultanément, la seconde équipe de quatre – celle de Charles – saboterait les joints et injecterait de la grésille oxydante, un sable mou corrosif commun dans la région, dans le réseau optique de l’université et dans ses installations de liaison montante satcom. Cela suffirait à interrompre toutes les communications sur large bande entre l’UMS et le reste de Mars. Les communications privées passeraient, mais toutes les recherches, tous les transferts de données et les prêts ou locations des bibliothèques seraient entièrement paralysés.
L’UMS perdrait facilement trois ou quatre millions de dollars triadiques avant que les liaisons puissent être rétablies.
Cela, évidemment, allait les irriter.
Nous attendîmes sur deux files formant spirale à partir du dôme retranché principal. À l’extérieur des spirales, Sean et Gretyl étaient silencieux, les mâchoires serrées. Plusieurs étudiants secouaient leurs mains rouges pour se prémunir contre le froid. Les peaux étanches n’étaient pas faites pour procurer du confort. Elles protégeaient seulement contre l’hypothermie et les gelures. La mienne était devenue flasque aux jointures, et la sueur s’accumulait en petites poches avant d’être traitée par les nanomères. J’avais envie de faire pipi, plus par nervosité que par besoin réel. Mes pieds et mes jambes étaient gonflés, mais pas exagérément. Je ne souffrais pas réellement. C’étaient plutôt de petits inconforts qui me détournaient de la concentration dont j’avais besoin pour ne pas m’effondrer en une masse de gélatine vibrante.
— Écoutez-moi bien, cria Sean en se perchant sur une caisse pour fixer un point au-dessus de nos têtes. Aucun d’entre nous ne savait comment les choses allaient tourner lorsque nous nous sommes lancés dans cette aventure. Nous ignorons ce qui va se passer dans les heures prochaines, mais nous avons un objectif commun, et c’est la liberté. Liberté de poursuivre nos études sans interférence de la part du pouvoir politique, liberté de nous détacher des péchés de nos parents et de nos grands-parents. C’est cela que signifie Mars. Quelque chose de nouveau, une grande expérience. Nous ferons partie de cette expérience ou, par Dieu, nous mourrons en essayant.
Je déglutis péniblement et cherchai Charles du regard, mais il était trop loin. Je me demandai s’il avait toujours son sourire serein.
— Espérons que nous n’en arriverons pas là, murmura Gretyl.