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C’étaient les ordinateurs qui avaient réussi à percer les mystères du langage amarantin. Ça avait pris trente ans – et exigé la corrélation de millions d’artéfacts –, mais on avait fini par mettre au point un modèle cohérent susceptible de définir, avec plus ou moins de précision, le sens de la plupart des inscriptions. Il faut dire que, vers la fin de leur règne au moins, les Amarantins parlaient tous la même langue, laquelle avait évolué très lentement, de sorte que le même modèle pouvait interpréter des inscriptions faites à des milliers d’années d’écart. Aux nuances près, évidemment. C’est là que l’intuition humaine – et la théorie – intervenait.

D’un autre côté, l’écriture amarantine ne ressemblait à rien de connu dans l’expérience humaine. Les inscriptions amarantines étaient stéréoscopiques : elles étaient constituées de lignes imbriquées qui devaient être combinées dans le cortex visuel du lecteur. Leurs ancêtres étaient des espèces d’oiseaux, des fossiles volants, dotés d’une intelligence de lémurien. À un moment donné de leur passé, leurs yeux avaient été situés latéralement sur leur crâne, ce qui avait déterminé chez eux un esprit profondément bicaméral, chacun des deux hémisphères synthétisant son propre modèle mental du monde. Par la suite, étant devenus des chasseurs, ils avaient développé une vision binoculaire, mais leurs circuits mentaux avait toujours conservé l’empreinte de cette étape primitive de leur développement, et la plupart des artéfacts amarantins faisaient écho à cette dualité mentale : ils présentaient une symétrie prononcée par rapport à un axe vertical.

L’obélisque ne faisait pas exception à cette règle.

Sylveste n’avait pas besoin des lunettes spéciales indispensables à ses collègues pour lire les formes graphiques amarantines : il parvenait aisément à la fusion stéréoscopique avec l’aide de ses seuls yeux, et de l’un des plus précieux algorithmes de Calvin. Mais la lecture était encore tortueuse et exigeait une concentration épuisante.

— Je voudrais de la lumière, là, dit-il.

L’étudiant débrancha l’un des projecteurs portatifs et le brandit au-dessus de l’obélisque. Tout en haut, la lumière papillota : les poussières charriées par la tempête perturbaient le champ électrique.

— Vous arrivez à déchiffrer quelque chose, monsieur ?

— J’essaie, répondit Sylveste. Ce n’est pas si facile, vous savez. Surtout si vous n’empêchez pas cette lumière de bouger.

— Pardon, monsieur. Je fais de mon mieux. Mais il y a du vent, ici.

Il avait raison. Des tourbillons se formaient, même dans le puits. Il y en aurait bientôt de plus en plus, et la poussière s’épaissirait au point de former des rideaux opaques. Ils ne pourraient pas travailler très longtemps dans ces conditions.

— Excusez-moi, fit Sylveste. Merci de votre aide, j’apprécie. Et je vous remercie d’être resté avec moi plutôt que de suivre Sluka, ajouta-t-il, sentant qu’il fallait en dire un peu plus.

— La décision n’était pas difficile à prendre, monsieur. Il y en a, parmi nous, qui ne rejettent pas vos idées.

Sylveste leva les yeux de l’obélisque.

— Toutes ?

— Nous sommes au moins d’avis qu’elles méritent d’être étudiées. Après tout, il est dans l’intérêt de la colonie de comprendre ce qui s’est passé.

— Vous parlez de l’Événement ?

L’étudiant hocha la tête.

— S’il a vraiment été provoqué par les Amarantins… et s’il a vraiment coïncidé avec la découverte du voyage spatial, alors ça pourrait avoir un intérêt plus que théorique.

— Je déteste cette formule : un intérêt théorique ! Comme si les autres formes d’intérêt avaient automatiquement plus de valeur. Mais vous avez raison. Il faut que nous sachions.

Pascale se rapprocha.

— Que nous sachions quoi, au juste ?

— Ce qu’ils ont fait pour que leur soleil les tue. (Sylveste se retourna et braqua sur elle les facettes métalliques hypertrophiées de ses yeux artificiels.) Afin que nous ne commettions pas la même erreur.

— Vous voulez dire que ç’aurait été un accident ?

— Je doute fort qu’ils l’aient provoqué délibérément, Pascale.

— Je m’en doute.

Il s’était adressé à elle sur un ton condescendant qu’elle détestait, il le savait pertinemment. Et il se détestait, lui, de l’avoir fait.

— Je sais aussi que des non-humains de l’âge de pierre n’auraient tout simplement pas eu les moyens d’influer sur le comportement de leur étoile, accidentellement ou non, ajouta-t-elle.

— Nous savons qu’ils étaient plus évolués que ça, objecta Sylveste. Ils connaissaient la roue et la poudre à canon, ils disposaient de connaissances rudimentaires en optique et s’intéressaient à l’astronomie pour des raisons agraires. En partant d’un niveau équivalent, il n’a pas fallu plus de cinq siècles à l’humanité pour conquérir l’espace. Il serait méprisant de penser qu’aucune autre espèce n’en aurait été capable.

— Mais quelles preuves en avons-nous ?

Pascale se leva et secoua les ruisselets de poussière qui s’étaient déposés sur ses vêtements.

— Oh, je sais ce que vous allez me répondre : aucun de leurs artéfacts high-tech n’a subsisté parce qu’ils étaient intrinsèquement moins durables que les précédents. Et même s’il y avait des preuves, qu’est-ce que ça changerait ? Les Conjoineurs ne font pas joujou avec les étoiles, et pourtant ils sont très en avance sur les autres civilisations connues, l’espèce humaine comprise.

— Je sais. C’est justement ce qui m’ennuie.

— Alors, de quoi parle l’inscription ?

Sylveste poussa un soupir et la regarda à nouveau. Il espérait que cette diversion permettrait à son subconscient de travailler sur le texte et que le sens de l’inscription lui sauterait aux yeux, comme l’avait fait la réponse à l’un des problèmes psychologiques qui s’étaient posés à eux avant la mission Vélaire. Mais le moment de la révélation se refusait obstinément à lui ; les formes graphiques ne voulaient pas fusionner et lui dévoiler leur signification. Il espérait une révélation d’une importance cruciale ; quelque chose qui confirmerait ses idées, si terrifiantes qu’elles puissent être.

Or l’inscription semblait simplement rappeler un moment de l’histoire amarantine, un moment peut-être d’une grande importance pour les Amarantins, mais parfaitement insignifiant par rapport à ses attentes. Il faudrait attendre l’analyse informatique pour en avoir la confirmation, d’autant qu’il n’avait pu lire que la partie supérieure du texte, mais il était déjà tenaillé par la cruauté de la déception. Quelle qu’en soit la nature précise, il ne l’intéressait déjà plus.

— Il s’est passé quelque chose, ici, dit Sylveste. Une bataille, peut-être, ou bien l’apparition d’un dieu. C’est une stèle commémorative, et voilà tout. Nous en saurons plus quand nous aurons déterré l’artéfact et que nous aurons daté la couche contextuelle. Nous pourrions aussi le soumettre à un test de mesure thermoélectrique.

— Ce n’est donc pas ce que vous attendiez ?

— Je l’ai cru, pendant un moment.

Puis le regard de Sylveste tomba sur le bas de la partie exposée. Le texte s’interrompait quelques centimètres au-dessus de la gangue protectrice, mais il y avait autre chose en dessous, sur la partie encore enfouie : une sorte de schéma. Il distinguait des portions d’arcs, la partie supérieure de plusieurs cercles concentriques. Qu’est-ce que c’était que ça ?

Sylveste ne pouvait pas – ne voulait pas risquer d’hypothèse. La tempête faisait rage, à présent. Les étoiles avaient complètement disparu et on ne voyait plus qu’un dais de poussière qui rugissait au-dessus d’eux comme une aile de chauve-souris géante, masquant tout. Ce serait l’enfer quand ils sortiraient du puits.