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Les taudis ne dépassaient pas le dixième étage, limite au-delà de laquelle ils s’effondraient sous leur propre poids, après quoi les bâtiments montaient tout droit sur deux ou trois cents mètres, relativement indemnes des transformations induites par la peste. Rien ne permettait de penser que les niveaux médians étaient occupés. La présence humaine n’était à nouveau perceptible que tout en haut, dans les structures en gradins perchées comme des nids de cigogne entre les ramifications des bâtiments gibbeux. Ces nouveaux ajouts brillaient des mille feux de leurs fenêtres éclairées et de leurs enseignes lumineuses, irradiant une richesse et une puissance phénoménales. Les projecteurs braqués vers le bas, depuis les avancées du toit, mettaient parfois en relief la petite capsule d’une télécabine qui allait d’un district à l’autre en sélectionnant son chemin dans le réseau synaptique qui reliait les bâtiments comme autant de neurones. Cette ville dans la ville, cette cité des étages supérieurs, ses occupants l’appelaient « le Dais ».

Khouri avait remarqué qu’il ne faisait jamais tout à fait jour dans cette ville qui semblait condamnée à vivre dans un éternel crépuscule. Elle se sentait toujours un peu léthargique.

— Alors, la Caisse, quand se donneront-ils enfin la peine de chasser la brouillasse qui plane sur la Moustiquaire ?

Ng émit un ricanement, produisant un bruit pareil à du gravier remué dans un seau.

— Probablement jamais. À moins que quelqu’un ne trouve le moyen de s’enrichir au passage.

— Tiens, tiens ! Et qui débine la ville, maintenant ?

— Bah, on peut se le permettre. Le boulot fini, on peut retourner fissa dans les carrousels, retrouver tout ce beau linge…

— … enfermé dans des boîtes de conserve. Désolée, la Caisse, ce sera sans moi. Je ne voudrais pas mourir d’excitation.

La cabine contourna au plus près le bord intérieur, incurvé, du dôme torique, et Khouri plongea le regard dans le gouffre, gorge profonde ouverte dans la roche, dont les parois érodées décrivaient une hyperbole paresseuse, d’abord tangentielle à la surface avant de descendre à la verticale. Des tuyaux disparaissaient dans les éructations du cratère et remontaient vers la station de craquage qui fournissait air et chaleur à la cité.

— À propos de mourir, qu’est-ce qui est prévu, pour l’arme ?

— Vous croyez pouvoir gérer ça ?

— C’est pour ça que vous me payez. J’y arriverai. Mais je voudrais savoir ce qui m’attend.

— Si ça vous pose un problème, je vous conseille de parler à Taraschi.

— C’est lui qui a précisé les modalités ?

— Avec une profusion de détails fastidieux.

La cabine passait à présent au-dessus du Monument aux Quatre-Vingts. Khouri ne l’avait jamais vu sous cet angle. À vrai dire, s’il avait une certaine majesté, vu du niveau du sol, de ce point de vue il avait l’air tristement rongé par la vermine. C’était une pyramide tétraédrique à gradins. On aurait dit un temple dressé au milieu des étais, des échafaudages et des taudis. Au sommet, le revêtement de marbre laissait place à des vitres teintées, dont certaines étaient cassées ou recouvertes de plaques de métal masquant des dégradations invisibles de la rue. C’était donc là que le client devait être exécuté. Il était inhabituel de le savoir à l’avance, à moins que Taraschi n’ait spécifiquement inclus cette clause dans le contrat. D’ordinaire, ne signaient un contrat de Jeu de l’Ombre que les candidats convaincus d’avoir de bonnes chances d’échapper à leur assassin pendant la période convenue. C’était un moyen, pour les riches virtuellement immortels, de chasser l’ennui en faisant dévier leurs schémas comportementaux de la routine prévisible. Et quand on survivait au contrat, ce qui était le cas de la majorité des gens, on avait de quoi se vanter pendant longtemps.

Khouri pouvait dater avec précision son implication dans le Jeu de l’Ombre. Elle remontait au jour où elle avait été ranimée, dans l’orbite de Yellowstone, à bord d’un carrousel tenu par des membres de l’ordre des Mendiants de Glace. Il n’y avait pas de Mendiants de Glace dans les parages du Bout du Ciel, mais elle en avait entendu parler et elle connaissait un peu leurs rites. C’était une organisation religieuse basée sur le volontariat, qui se consacrait au secours et à l’assistance aux voyageurs interstellaires victimes d’un traumatisme, comme l’amnésie du réveil (c’était l’un des effets les plus fréquents de la cryosomnie).

Ce qui était une mauvaise nouvelle en soi. Peut-être souffrait-elle d’une grave amnésie qui avait effacé des années de sa vie antérieure, en tout cas Khouri n’avait aucun souvenir de s’être seulement embarquée pour un voyage dans les étoiles. Ses derniers souvenirs étaient assez précis, à vrai dire. Elle était au Bout du Ciel, sous une tente médicale, allongée sur un lit de camp à côté de Fazil, son mari. Ils avaient été brûlés en combattant un incendie. Leurs plaies, si elles ne mettaient pas leur vie en danger, seraient plus faciles à traiter dans un hôpital en orbite. Un infirmier était venu les préparer pour une brève immersion en cryosomnie. Ils devaient être cryonisés et emmenés à bord d’une navette puis dans un local réfrigéré jusqu’à ce que des créneaux chirurgicaux se libèrent dans un hôpital. Le processus pourrait prendre des mois, mais – ainsi que le leur assura l’infirmier en souriant – ils seraient probablement déclarés bons pour le service avant la fin de la guerre. Khouri et Fazil lui avaient fait confiance. Ils étaient tous les deux des soldats de métier, après tout.

Mais Khouri ne s’était pas réveillée dans une salle de l’hôpital en orbite ; elle avait été récupérée par des Mendiants de Glace, qui parlaient avec l’accent de Yellowstone. Non, lui avaient-ils expliqué, elle n’était pas amnésique. Elle n’avait pas été blessée. Elle n’avait pas non plus souffert au cours du processus de cryosomnie. C’était bien pire que ça.

Il y avait eu ce que le supérieur des Mendiants avait appelé « une erreur d’aiguillage ». L’erreur s’était produite du côté du Bout du Ciel, après que les installations de stockage cryogénique avaient été frappées par un missile. Khouri et Fazil avaient eu de la chance ; ils faisaient partie des rares survivants, mais l’attaque avait effacé tous les enregistrements de données de l’installation. Les gens du cru avaient fait de leur mieux pour identifier les sujets cryonisés, mais il y avait eu des erreurs, fatalement. Dans le cas de Khouri, ils l’avaient confondue avec une correspondante de guerre demarchiste venue au Bout du Ciel observer la situation et qui regagnait Yellowstone. Khouri avait été aussitôt dirigée vers le service de chirurgie et embarquée à bord du premier vaisseau stellaire en partance. Mais ils n’avaient malheureusement pas fait la même erreur avec Fazil. Pendant que Khouri, endormie, franchissait les années-lumière en direction du système d’Epsilon Eridani, Fazil vieillissait d’un an par année qu’elle passait en vol. Évidemment, lui avaient dit les Mendiants, on s’était très vite aperçu de l’erreur, mais il était déjà trop tard. Aucun vaisseau ne prévoyait de retourner au Bout du Ciel avant des dizaines d’années. Et même si Khouri était immédiatement repartie (ce qui était impossible, encore une fois, compte tenu de la destination des vaisseaux alors en orbite autour de Yellowstone), près de quarante années auraient passé avant qu’elle ne retrouve Fazil. Et pendant tout ce temps, ou presque, il aurait été impossible de le prévenir qu’elle rentrait. Rien ne l’empêcherait de refaire sa vie, de se remarier, d’avoir des enfants, peut-être même des petits-enfants avant qu’elle ne rentre, espèce de fantôme revenu d’une partie de sa vie qu’il aurait sûrement à peu près oubliée à ce moment-là. En supposant, bien sûr, qu’il ne se fasse pas tuer dès qu’il reprendrait le combat.