Ordre que Volyova souligna en braquant son lance-aiguilles sur lui, le doigt crispé sur la détente.
Une minute plus tard, les deux hommes étaient partis, Sajaki lourdement appuyé sur Sylveste. Il n’aurait probablement pas pu marcher sans son aide. Khouri se demanda si Sajaki serait encore conscient en arrivant à l’infirmerie. Et elle s’aperçut que ça lui était à peu près égal.
— À propos de l’armothèque, dit-elle, ne vous en faites pas : personne ne l’utilisera plus. Je l’ai réduite en mille morceaux après en avoir obtenu ce que je voulais.
Volyova rumina l’information et hocha la tête d’un air appréciateur.
— Excellent raisonnement tactique, Khouri.
— La tactique n’a rien à voir là-dedans. C’était la persona qui tenait la cambuse. Je ne sais pas pourquoi, j’ai eu envie d’allumer cette bâtarde et j’ai défouraillé dedans.
— Ça veut dire que nous avons gagné ? demanda Pascale. Ce que nous avions décidé de faire a marché, c’est ça ?
— Apparemment, répondit Khouri. Sajaki est hors de combat, je doute que notre ami Hegazi décide de s’attirer des ennuis, et on dirait que votre mari ne mettra pas à exécution sa menace de nous tuer s’il n’obtenait pas ce qu’il voulait.
— Comme c’est décevant, fit Hegazi.
— Je vous l’avais dit, reprit Pascale. Il bluffe depuis le début. Alors, ça y est ? On peut encore rappeler ces armes, non ?
Elle interrogea du regard Volyova qui hocha aussitôt la tête.
— Évidemment. Vous me croyiez assez bête pour ne pas prendre un bracelet de rechange ?
Elle tira, d’une poche intérieure de son blouson, un nouveau bracelet qu’elle passa à son poignet comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.
— Voyons, Ilia ! Je n’en attendais pas moins de vous, commenta Khouri.
Volyova porta le bracelet à sa bouche et prononça une séquence d’ordres conçus pour shunter divers niveaux de sécurité. On aurait dit un mantra. Pour finir, quand tous les regards furent braqués sur la sphère synoptique, elle ordonna :
— Retour de toutes les armes secrètes au vaisseau. Je répète : retour de toutes les armes secrètes au vaisseau.
Mais il ne se passa rien ; même après le délai de quelques secondes imposé par la transmission à la vitesse de la lumière. Ou plutôt, les icônes représentant les armes secrètes passèrent du noir au rouge et se mirent à clignoter avec une résolution malsaine, très inquiétante.
— Ilia… fit Khouri. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire qu’elles sont en train de s’armer et qu’elles s’apprêtent à tirer, répondit Volyova d’une voix atone, comme si elle n’était pas surprise. Ça veut dire qu’il va se passer quelque chose de très, très embêtant.
28
Volyova avait à nouveau perdu le contrôle des armes secrètes.
Impuissante, elle les regarda ouvrir le feu sur Cerbère. Les rayons atteignirent leur cible en premier, naturellement, et la première indication qu’ils en eurent fut un éclair blanc-bleu qui illumina la planète grise, aride, à l’endroit précis que la tête de pont devait percuter. Les armes relativistes à projectiles entrèrent presque aussitôt en action, et les preuves que les frappes étaient victorieuses leur parvinrent quelques secondes plus tard : des flashes crachotants, spectaculaires, figurant la mitraille qui arrosait la surface d’une pluie de neutronium et d’antimatière. Pendant tout ce temps, Volyova ne cessa de hurler dans son bracelet des ordres de désarmement, mais l’espoir d’être entendue déclinait d’instant en instant. Elle voulut croire, au début, que son bracelet de rechange était défectueux, ce qui n’expliquait évidemment pas la soudaine autonomie des armes. Elles avaient fait feu pour une raison donnée ; de même qu’elles avaient ignoré l’ordre de regagner le ventre du vaisseau.
Tout ça parce que quelqu’un – ou quelque chose – était maintenant aux commandes.
— Que se passe-t-il ? demanda Pascale du ton de celle qui n’espère pas vraiment une réponse compréhensible.
— Il est impossible que ce soit la Demoiselle de Khouri, répondit Volyova en laissant retomber son bras, renonçant à reprendre le contrôle des armes. Même si elle avait encore les moyens d’intervenir sur la cache d’armes, elle ferait tout ce qui est en son pouvoir pour éviter ça. Ça doit donc être le Voleur de Soleil.
— Une partie de lui a dû rester dans le poste de tir, ajouta Khouri, qui parut le regretter, et s’interrompit très vite, avant d’ajouter : Enfin, nous avons toujours su qu’il pouvait le contrôler. C’est pour ça qu’il s’est opposé à la Demoiselle quand elle a tenté de tuer Sylveste avec l’autre arme.
— Mais… avec cette précision ? demanda Volyova en secouant la tête. Tous les ordres que j’adresse à la cache d’armes ne transitent pas par le poste de tir ; je savais que ç’aurait été trop risqué.
— Et vous dites que même ces ordres-là restent sans effet ?
— On dirait bien.
On voyait à présent sur la sphère synoptique que l’attaque avait pris fin. À court d’énergie et de munitions, les armes décrivaient autour de Hadès des orbites inutiles sur lesquelles elles resteraient pendant des millions d’années, jusqu’à ce qu’elles soient balayées par des perturbations gravitationnelles aléatoires et propulsées sur des trajectoires qui les enverraient s’écraser sur Cerbère ou les projetteraient vers les points de Lagrange, où Delta Pavonis, la géante rouge, finirait par leur apporter la mort. Volyova trouva une parcelle résiduelle de consolation dans le fait que les armes ne pourraient être réutilisées et se retourner contre elle. Mais ce réconfort venait beaucoup trop tard. Les dommages infligés à Cerbère étaient irréversibles, et il n’y aurait plus grand-chose pour supporter la tête de pont quand elle arriverait. Elle voyait déjà la preuve de leur attaque sur la sphère synoptique, dans les panaches de régolite pulvérisé qui se déployaient en éventail dans l’espace autour du point d’impact.
Sylveste arriva à l’hôpital de bord. Sajaki pesait de tout son poids sur ses épaules. Il paraissait beaucoup trop lourd pour sa maigre carcasse. Sylveste se demanda si c’était à cause du poids des machines qui circulaient dans son sang, qui rongeaient leur frein, dans chacune de ses cellules, attendant qu’une crise de cette espèce les ramène à la vie. Sajaki était brûlant de fièvre – preuve, peut-être, que les droggs avaient lancé toutes leurs forces dans la bataille et se reproduisaient frénétiquement pour faire face à l’urgence de la situation, réquisitionnant les molécules des tissus « normaux » jusqu’à ce que le danger soit écarté. Sylveste jeta, à son corps défendant, un coup d’œil à son poignet blessé. Le sang avait cessé de couler et la terrible plaie circulaire était maintenant entourée d’un cal membraneux. Une faible lueur ambrée brillait à travers les tissus.
Le voyant approcher, des cyborgs sortirent du centre médical et le soulagèrent de son fardeau. Sajaki fut allongé sur un brancard et les machines s’activèrent autour de lui pendant quelques minutes. Des capteurs s’incurvèrent au-dessus de lui, des moniteurs neuraux se plaquèrent sur son cuir chevelu. Les systèmes ne paraissaient pas exagérément préoccupés par sa blessure. Peut-être communiquaient-ils déjà avec ses droggs, de sorte que toute intervention complémentaire était inutile à ce stade. Malgré sa faiblesse, il était toujours conscient, remarqua Sylveste.
— Vous n’auriez jamais dû faire confiance à Volyova, dit-il rageusement. Vous avez tout gâché. Elle a trop de pouvoir, maintenant. C’était une erreur fatale, Sajaki.