— Ce n’est pas une simple question de curiosité, hein ? fit-elle en le regardant, dans l’attente d’une réponse. (Il se contenta de tourner vers elle ses prunelles qui ne fixaient rien, et elle reprit :) Khouri a été introduite à bord pour te tuer. Elle l’a même admis. Volyova dit qu’elle a été envoyée par quelqu’un qui était peut-être Karine Lefèvre.
— Ce n’est pas seulement impossible, c’est insultant.
— Et si c’était vrai quand même ? Et s’il n’y avait pas, derrière tout ça, une simple vendetta personnelle ? Imagine que Lefèvre soit bien morte, mais que quelque chose ait pris sa forme, hérité de son corps ou je ne sais quoi – une chose qui connaîtrait le danger du jeu auquel tu es en train de jouer ? Tu ne peux pas envisager cette possibilité, même lointaine ?
— Rien de ce qui s’est passé du côté du Voile de Lascaille ne peut avoir de rapport avec ce qui est arrivé aux Amarantins.
— Comment peux-tu en être aussi sûr ?
— Parce que j’y étais ! répondit-il avec fureur. Parce que je suis allé, comme Lascaille, dans l’Espace de la Révélation, et que j’ai vu ce qu’ils ont montré à Lascaille. (Il prit les mains de Pascale dans les siennes et poursuivit, d’un ton apaisé :) Ils étaient tellement anciens, tellement non humains qu’ils m’ont fait frémir. Ils ont effleuré mon esprit. Je les ai vus… et ils n’avaient rien à voir avec les Amarantins.
Pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté Resurgam, il repensa à cet instant de compréhension hurlante, lorsque son module de contact endommagé avait contourné le Voile. Aussi vieux que des fossiles, l’esprit des Vélaires s’était insinué dans le sien ; un moment de connaissance abyssale. Lascaille avait dit vrai. Ils étaient biologiquement non humains, et ils étaient tellement éloignés de tout ce que l’esprit humain considérait comme la seule forme possible de conscience qu’ils inspiraient une révulsion viscérale, mais, par la dynamique de leur pensée, ils étaient beaucoup plus proches de l’homme que leur aspect ne l’aurait laissé supposer. L’espace d’un moment, l’étrangeté de cette dichotomie l’avait troublé… et puis il s’était dit qu’il ne pouvait en être autrement. Sinon, si leurs modes de pensée basiques n’avaient été similaires, comment les Schèmes Mystifs auraient-ils pu recâbler son esprit afin de le faire penser comme un Vélaire ? Il songea alors à l’incertaine effervescence de leur communion – et les souvenirs déferlèrent sur lui, un aperçu de l’immensité de l’histoire Vélaire. Par-delà les millions d’années, ils avaient écumé une galaxie encore jeune, traquant et rassemblant les jouets dangereux rejetés par les autres civilisations, même plus anciennes. Ces trésors fabuleux étaient maintenant à portée de main, derrière les membranes du Voile… il s’était presque insinué à l’intérieur. Et c’est alors qu’autre chose…
Une chose s’en était échappée, fugitivement, comme un rideau, ou une trouée dans les nuages – une chose si fugitive qu’il l’avait presque oubliée jusqu’à ce moment. Une chose qui lui avait été révélée alors qu’elle aurait dû rester dissimulée derrière des strates d’identité. L’identité et les souvenirs d’une race éteinte depuis longtemps… arborés comme un camouflage…
Et cette autre chose, complètement différente, était dans le Voile ; avec une tout autre raison d’être…
Mais le souvenir lui-même était fugitif, évanescent, si bien qu’il se retrouva avec Pascale, et un vague arrière-goût de doute.
— Promets-moi de ne pas y aller, dit-elle.
— On en reparlera demain matin, répondit Sylveste.
Sylveste se réveilla dans sa cabine, le peu de sommeil qu’il avait réussi à glaner n’ayant pas réussi à purger la fatigue de son sang.
Il avait été dérangé par quelque chose, mais, pendant un moment, il ne vit et n’entendit rien de particulier. Puis il remarqua la vague luminescence de l’écran holo placé à côté de son lit. On aurait dit un miroir tourné vers le clair de lune.
Il se connecta en faisant bien attention à ne pas réveiller Pascale. De ce côté-là, il pouvait être tranquille, car elle dormait profondément. À croire que leur discussion lui avait apporté l’apaisement dont elle avait besoin pour s’assoupir.
Le visage de Sajaki apparut sur l’écran. Il était dans l’hôpital de bord.
— Vous êtes seul ? demanda-t-il tout bas.
— Avec ma femme, répondit Sylveste dans un murmure. Elle dort.
— Je serai bref. Je suis assez remis pour sortir, dit-il en levant sa main blessée : un cal encore luisant d’une industrie sous-cutanée avait reconstitué les chairs manquantes, restituant à son poignet son profil normal. Mais je n’ai pas l’intention de me retrouver dans la même situation que Hegazi.
— Alors, vous avez un problème. Volyova et Khouri ont toutes les armes. Elles ont veillé à ce que nous ne mettions pas la main dessus. Je crois qu’il n’en faudrait pas beaucoup pour qu’elle m’enferme aussi, ajouta-t-il dans un murmure. Elle n’a pas l’air très impressionnée par mes menaces.
— Elle part du principe que vous n’iriez jamais jusque-là.
— Et si elle avait raison ?
Sajaki secoua la tête.
— Rien de tout ça n’a plus d’importance. D’ici quelques jours – cinq, tout au plus –, son arme va commencer à donner des signes de défaillance. Vous avez cette fenêtre pour vous introduire à l’intérieur. Et ne faites pas semblant de croire que ses petits robots vont vous apprendre quoi que ce soit.
— C’est vous qui ne m’apprenez rien.
À côté de lui, Pascale remua dans son sommeil.
— Alors, acceptez cette proposition, dit Sajaki. Je vais vous conduire à l’intérieur. Nous irons tous les deux. Tout seuls. Nous allons prendre des scaphandres comme celui qui vous a amené de Resurgam. Nous n’avons même pas besoin d’un vaisseau. Nous serons sur Cerbère en moins d’une journée. Ça vous laisse deux jours pour entrer, une journée pour jeter un coup d’œil et une journée pour repartir comme vous serez venu. À ce moment-là, évidemment, vous connaîtrez le chemin.
— Et vous ?
— Je vais vous accompagner. Je vous ai déjà dit comment je croyais qu’il fallait nous y prendre avec le capitaine.
Sylveste hocha la tête.
— Vous croyez que vous allez trouver quelque chose à l’intérieur de Cerbère. Quelque chose qui pourrait le guérir.
— Il faut bien partir de quelque chose.
Sylveste regarda autour de lui. Un calme surnaturel régnait dans la cabine, seulement troublé par la voix de Sajaki qui murmurait comme le vent dans les arbres. On aurait dit une image entrevue dans une lanterne magique, et non la réalité. Il pensa au déchaînement dont Cerbère était le théâtre en ce moment même : la furie des machines se percutant, même si elles étaient, pour la plupart, plus petites que des bactéries, et si le vacarme de leur conflit était inaudible aux sens humains. C’était pourtant bien ce qui se passait, et Sajaki avait raison : d’ici quelques jours, les innombrables machines asservies à Cerbère commenceraient à ébranler le puissant engin de siège de Volyova. Chaque seconde où il retardait le moment d’entrer dans cet endroit était une seconde de moins qu’il passerait à l’intérieur, une seconde qui le ferait repartir plus près de la fin, et qui rendrait donc son retour d’autant plus hasardeux, puisque, à ce moment-là, la blessure se refermerait. Pascale bougea à nouveau, mais il sentit qu’elle était profondément plongée dans son rêve. Elle ne semblait pas plus présente que les oiseaux entremêlés qui ornaient les parois de la cabine ; pas plus capable d’être ramenée à la conscience.