— Il ne vous a pas causé d’ennuis ? demanda Volyova.
— Pas vraiment, sauf qu’il n’arrêtait pas de protester de son innocence ; de dire que ce n’était pas lui qui avait libéré le Voleur de Soleil du poste de tir. Et il avait l’air sincère.
— Ça, Khouri, c’est une antique technique qui s’appelle le mensonge.
D’un coup d’épaule, Volyova renvoya en arrière le fusil aux dragons chinois, se planta fermement, les pieds écartés, dans la gadoue et frappa des deux poings sur la commande d’ouverture de la porte intérieure du sas.
La poignée résista.
— Je n’y arrive pas.
— Je vais essayer.
Khouri l’écarta gentiment et s’escrima sur la poignée.
— Non, dit-elle dans un grognement. Rien à faire. C’est coincé.
— Vous ne l’avez pas soudée, ou quelque chose comme ça ?
— C’est ça, et comme une andouille, j’aurais oublié.
Volyova tapa sur la porte.
— Hegazi ? Vous m’entendez ? Qu’est-ce que vous avez fait à la porte ? Je n’arrive pas à l’ouvrir.
Pas de réponse.
— Il est là, dit Volyova en regardant à nouveau son bracelet. Mais il ne peut peut-être pas nous entendre à travers le blindage.
— Je n’aime pas ça du tout, dit Khouri. La porte marchait bien quand je l’ai refermée. Je pense que nous devrions tirer dans le mécanisme. Hegazi ? Si vous m’entendez, nous allons tirer dans la porte pour entrer !
Elle prit le fusil à plasma d’une main, son poids l’obligeant à bander les muscles de son avant-bras. De l’autre main, elle se protégea le visage et détourna le regard.
— Attendez ! fit Volyova. Pas si vite ! Et si l’autre porte était ouverte ? Le vide déclencherait les capteurs de pression et verrouillerait la porte intérieure.
— Dans ce cas, Hegazi ne nous posera plus de problèmes. À moins qu’il n’ait réussi à retenir son souffle pendant des heures.
— D’accord, mais je pense que nous aurions tort de faire un trou dans cette porte.
Khouri se rapprocha.
Si la pression qui régnait derrière la porte était affichée quelque part, le voyant était bien caché sous la crasse.
— Je peux régler le faisceau sur concentration maximale et faire un trou d’épingle dans le panneau.
— Allez-y, dit Volyova, après une seconde d’hésitation.
— Changement de programme, Hegazi. Je vais faire un trou dans le haut de la porte. Si vous êtes debout, je vous conseille de vous asseoir, et peut-être de mettre de l’ordre dans vos affaires.
Toujours pas de réponse.
C’était presque faire insulte au fusil à laser que de l’utiliser pour une chose pareille, se dit Volyova. C’était une opération beaucoup trop précise et délicate. Autant l’employer pour découper un gâteau. Mais Khouri le fit quand même. L’arme cracha une minuscule boule de feu dans la porte. Il y eut un éclair, un craquement, puis une volute de fumée s’échappa aussitôt du trou pas plus grand qu’un impact de balle percé dans le panneau.
Une seconde passa.
Et puis quelque chose, une chose qui formait un arc sombre, sifflant, jaillit de la porte.
Elle ne perdit pas de temps à agrandir le trou. Ni Khouri ni Volyova ne considéraient plus comme très vraisemblable, à cet instant, qu’il y ait encore quelqu’un de vivant dans le sas. Soit Hegazi était mort – mais comment ? c’était incompréhensible –, soit il était déjà ressorti, et ce jet de fluide à haute pression était peut-être un message déroutant adressé à ses geôliers.
Khouri tira à travers le panneau, et le jet devint une lance grosse comme le bras de liquide saumâtre, jaillissant avec une telle violence qu’elle fut projetée en arrière dans la gadoue qui couvrait le sol, laissant tomber son arme à plasma dans la mare de pus suintant qui leur arrivait à la cheville. La gadoue émit un sifflement farouche lorsque l’embout brûlant de l’arme tomba dedans. Le temps que Khouri se relève, le flux n’était plus qu’un lent goutte à goutte qui s’écoulait en gargouillant. Elle reprit son fusil en main et le secoua pour le débarrasser de la gadoue, en se demandant s’il marcherait encore.
— C’est de la mécabave, le mucus sécrété par le bâtiment, dit Volyova. Le truc dans lequel nous marchons. Je reconnaîtrais cette puanteur n’importe où.
— La serrure était pleine de bave ?
— Ne me demandez pas comment ça se fait. Agrandissez plutôt le trou dans la porte.
Khouri s’exécuta de façon à pouvoir passer le bras dans le trou et actionner les commandes intérieures du sas sans frotter contre les éclats de métal déchiqueté, chauffés à blanc par le plasma. Volyova avait raison, se dit-elle ; c’étaient les capteurs de pression qui avaient enclenché le mécanisme de verrouillage.
La porte s’ouvrit, laissant filtrer un résidu de bave dans la coursive.
De bave, et de ce qui restait de Hegazi. Il était difficile de dire si c’était l’effet de la pression à laquelle il avait été soumis, ou de sa libération subite, explosive, mais ses composants de chair et de métal s’étaient manifestement séparés. Et pas à l’amiable.
31
— Je pense que ça mérite une cigarette, fit Volyova.
Elle se demanda brièvement où elle les avait fourrées et les retrouva dans une poche de son blouson où elle regardait rarement. Alors elle prit le temps d’ouvrir le paquet, puis de pêcher l’un des tubes jaunissants, un peu tordus, qu’il contenait. Elle exécuta tous ces mouvements sans précipitation, inspira longuement et laissa le temps à la pression de retomber, comme une tempête de plumes qui se serait lentement apaisée.
Elle regarda les restes de Hegazi en s’efforçant de ne pas trop penser à ce qu’elle voyait et dit :
— C’est le vaisseau qui l’a tué. C’est la seule explication possible.
— Le vaisseau ? Tué ? fit Khouri. Vous voulez dire que… ce ne serait pas un accident ?
Elle maintenait le canon de son fusil à plasma braqué sur les lambeaux du triumvir qui flottaient dans la mécabave, autour de leurs pieds, comme si elle craignait que ses restes épars ne se reconstituent miraculeusement.
— Non, ce n’était pas un accident. Je sais qu’il avait partie liée avec Sajaki, et donc Sylveste. Et pourtant, le Voleur de Soleil l’a tué. Ça fait réfléchir, pas vrai ?
— Mouais. J’imagine.
Peut-être Khouri l’avait-elle déjà déduit toute seule, mais Volyova décida de le dire quand même :
— Sylveste est parti. Pour Cerbère. Et comme je n’ai pas réussi à saboter l’arme, je ne vois pas ce qui pourrait l’empêcher de pénétrer dans la planète. Ce n’est plus qu’une question de temps. Vous ne comprenez pas ? Le Voleur de Soleil a gagné. Il n’a plus rien à faire ; juste à maintenir le statu quo. Et qu’est-ce qui pourrait s’y opposer ?
— Nous, répondit Khouri d’une voix hésitante, comme une élève intelligente désireuse d’impressionner la prof sans s’attirer les quolibets de ses copines de classe.
— Et pas que nous deux. Il y a aussi Pascale. Le Voleur de Soleil considérait Hegazi comme une menace, pour la seule raison qu’il était humain. (Ce n’était qu’une intuition, évidemment, mais ça lui paraissait logique.) Pour une entité comme le Voleur de Soleil, la loyauté humaine est fluctuante et chaotique, peut-être même pas tout à fait compréhensible. Il a dû retourner Hegazi, le faire changer de camp. Mais comprenait-il la dynamique qui gouvernait son adhésion ? J’en doute. Hegazi était une composante qui avait cessé d’être utile, et qui pouvait le lâcher à tout moment. (Elle sentait le calme glacé qui venait de la contemplation de sa propre carence, bien consciente d’en avoir rarement été aussi proche.) Il fallait donc qu’il meure. Et maintenant que son objectif est presque atteint, je pense que le Voleur de Soleil va vouloir tous nous éliminer.