Sylveste commença à formuler une question, mentalement : pourquoi Sajaki ne s’était-il pas encore manifesté, alors qu’il lui avait promis de l’accompagner ? Mais avant qu’il ait eu le temps de traduire ses pensées afin d’être compris du réseau audio, le scaphandre le replongea dans un sommeil aussi dépourvu de rêves que le précédent.
Pendant que Khouri allait chercher Pascale Sylveste, Volyova regagna la passerelle en évitant de prendre les ascenseurs. Heureusement, elle en était à moins de vingt niveaux. C’était épuisant, mais faisable. Et relativement sûr : elle savait que le vaisseau ne pouvait envoyer de drones dans les cages d’escalier, même pas les machines flottantes qui rôdaient dans les coursives en suivant des pistes magnétiques supraconductrices. Elle gravit néanmoins l’escalier en spirale, son arme lance-projectiles braquée devant elle, prête à tirer, s’arrêtant parfois en retenant son souffle, à l’affût du moindre bruit.
Tout en montant, elle essaya de penser à la myriade de façons dont le bâtiment pouvait l’éliminer. C’était un défi intellectuel intéressant ; ça mettait à l’épreuve sa connaissance du vaisseau d’une façon qu’elle n’avait jamais envisagée. Ça lui faisait regarder les choses sous un éclairage nouveau. Il n’y avait pas si longtemps, elle s’était trouvée un peu dans la même position que le bâtiment, en ce moment précis. Elle voulait tuer Nagorny, ou du moins l’empêcher de constituer une menace pour elle, ce qui revenait pratiquement au même. En fin de compte, elle l’avait éliminé parce qu’il avait d’abord essayé d’avoir sa peau à elle, mais c’était la façon dont elle l’avait exécuté qui la hantait à présent. Elle avait tué Nagorny en provoquant une accélération et une décélération du bâtiment si brutales qu’il avait été littéralement broyé. Tôt ou tard – elle ne voyait pas comment il pourrait en être autrement –, le vaisseau y penserait sûrement tout seul. Et à ce moment-là, il vaudrait mieux qu’elle ne soit plus à bord.
Elle arriva sans encombre à la passerelle, où elle scruta les ombres à la recherche d’une machine en embuscade, ou – pire, à présent – d’un rat. Elle ne voyait pas ce que les rats pourraient lui faire, mais elle n’avait vraiment pas envie de le savoir.
La passerelle était déserte, et rien ne semblait avoir bougé depuis la dernière fois. Les dégâts provoqués par Khouri étaient encore visibles, et le sang de Sajaki maculait toujours le sol. La sphère synoptique, éternellement allumée, affichait les données concernant l’état de la tête de pont. Elle ne pouvait s’empêcher de la considérer avec un intérêt de propriétaire. Elle tenait toujours bravement le coup face aux forces antibiotiques déchaînées par le monde non humain. Et pourtant, tout en éprouvant un sursaut de fierté, Volyova faisait des vœux pour qu’elle succombe, afin que Sylveste ne puisse entrer dans la planète. À supposer que ce ne soit pas encore fait.
— Pourquoi êtes-vous venue ? demanda une voix.
Elle fit volte-face. Quelqu’un était debout devant la paroi incurvée de la passerelle. Quelqu’un qu’elle ne connaissait pas ; juste une forme sombre, drapée dans une cape, les mains croisées devant elle, le visage réduit à un crâne grimaçant perdu dans l’ombre du capuchon. Elle l’arrosa avec son arme, mais la forme sombre était toujours là, alors que la salve aurait dû la déchiqueter. Les traces ionisées planèrent un moment dans le vide comme des bannières.
Une autre silhouette, vêtue différemment, apparut à côté de la première.
— Votre règne en ces lieux est achevé, dit-elle en norte archaïque, le processeur de Volyova traduisant si lentement ses paroles qu’elle n’en comprit pas immédiatement le sens.
— Vous devez comprendre, triumvira, que ce domaine ne vous appartient plus, dit une nouvelle forme, à l’autre bout de la salle.
Le nouveau venu arborait la carapace rigide d’un scaphandre spatial incroyablement antique, bardé de tubes cannelés et de protubérances encombrantes. Il parlait le plus ancien dialecte russe qu’elle ait jamais entendu.
— Qu’espériez-vous en venant ici ? C’est un scandale… s’indigna le premier personnage.
Un autre apparut à côté de lui, et se mit à l’invectiver ; puis un autre encore. Autant de fantômes du passé surgissant de tous côtés.
Sa voix se mêla à celle d’un énième fantôme qui lui parlait, sur sa droite :
— Vous n’avez pas de mandat ici, triumvira. Permettez-moi de vous dire…
— … gravement outrepassé votre autorité et devez maintenant vous soumettre à…
— … cruellement déçu, Ilia, et je dois vous demander courtoisement de…
— … renoncer… privilèges…
— … rigoureusement inacceptable…
Elle se mit à hurler, mêlant sa voix aux leurs, et le brouhaha se mua en un rugissement continu, inarticulé. La congrégation des morts emplissait à présent tout l’espace. Où que portât son regard, elle ne voyait plus qu’une foule de visages du temps jadis, aux lèvres frémissantes. Et chacun lui parlait, se croyant seul à retenir son attention. Et tous l’imploraient comme s’ils la croyaient toute-puissante. L’imploraient et se lamentaient ; sur un ton d’abord revendicatif, déçu, puis de plus en plus hargneux et méprisant. On aurait dit qu’elle les avait laissés tomber avec une brutalité inimaginable, se rendant coupable d’une telle vilenie qu’elle en était indicible et ne pouvait être exprimée que par la révulsion incurvée de leurs lèvres et la honte abjecte qu’on lisait dans leurs yeux.
Elle leva le canon de son arme, en proie à la tentation vertigineuse de vider son chargeur sur ces fantômes. Elle ne pouvait les tuer, évidemment, mais elle pouvait sérieusement endommager leur système de projection. Cela dit, elle avait intérêt à économiser ses munitions, maintenant que l’armothèque était inaccessible.
— Fichez le camp ! hurla-t-elle. Foutez-moi la paix !
L’un après l’autre, les morts se turent et disparurent en secouant la tête, l’air désappointés, dégoûtés à l’idée de rester un instant de plus en sa présence. Elle se retrouva enfin seule dans la salle, le souffle rauque, haletant. Il fallait qu’elle se calme. Elle alluma une cigarette et tira dessus lentement, en s’efforçant d’apaiser le tumulte de ses pensées. Elle prit la crosse de son arme dans sa main, caressa les dragons d’or et d’argent incrustés sur les côtés. Khouri avait bien choisi. Elle se réjouit de ne pas avoir gaspillé le chargeur pour le maigre plaisir de détruire la passerelle.
Une voix parla, depuis la sphère synoptique.
Volyova se retrouva face au Voleur de Soleil.
Il était comme elle l’imaginait depuis que Pascale lui avait expliqué à quoi renvoyait ce nom. Il était à la fois comme il devait être, et bien pire. Parce qu’elle ne voyait pas seulement de quoi il avait l’air ; elle le voyait aussi tel qu’il était à ses propres yeux, et il était à l’évidence complètement dérangé. Elle repensa à Nagorny et comprit comment il avait sombré dans la folie. Elle ne pouvait pas lui en vouloir, rétrospectivement – pas s’il avait vécu avec cette chose dans la tête en permanence, sans savoir d’où elle venait et ce qu’elle attendait de lui. Non ; Volyova avait de la sympathie pour le défunt artilleur. Le pauvre, pauvre diable. Elle aurait peut-être sombré dans la psychose, elle aussi, si elle avait été confrontée à cette apparition, s’il l’avait traquée dans chacun de ses rêves, chacune de ses pensées éveillées.
Le Voleur de Soleil avait peut-être été amarantin, à une époque. Mais il avait changé, peut-être délibérément, grâce à la sélection impulsée par le génie génétique, se remodelant, ainsi que ses frères Bannis, en une espèce radicalement nouvelle. Ils avaient modifié leur anatomie pour voler sous gravité zéro, se faisant pousser d’immenses ailes. Des ailes qu’elle voyait, à présent. Elles faisaient une bosse derrière la tête fine, incurvée, qui semblait s’incliner vers elle.