La tête n’était qu’un crâne. Les orbites n’étaient pas exactement vides ; pas vraiment creuses ; elles semblaient emplies de quelque chose d’infiniment noir et profond, aussi noir et insondable que la membrane du Voile telle qu’elle l’imaginait. Les os du Voleur de Soleil brillaient d’un éclat incolore.
— En dépit de ce que j’ai précédemment dit, commença-t-elle lorsqu’elle eut surmonté le choc initial ou qu’il fut, au moins, devenu supportable, je pense que vous auriez depuis longtemps trouvé le moyen de me tuer, si c’était ce que vous vouliez.
— Vous ne pouvez pas savoir ce que je veux.
Ses paroles étaient une absence de mots qui prenaient un sens, comme s’ils étaient sculptés dans le silence. Les mâchoires complexes de la créature restaient rigoureusement immobiles. Elle se souvint que le langage n’était pas un mode de communication important chez les Amarantins. Leur société était basée sur l’expression visuelle. Une donnée aussi fondamentale s’était sûrement perpétuée, même après que la tribu du Voleur de Soleil eut quitté Resurgam et amorcé sa transformation ; une transformation si radicale que, lorsque les membres de la tribu étaient retournés sur leur monde, on les avait pris pour des dieux ailés.
— Je sais ce que vous ne voulez pas, répondit Volyova. Vous ne voulez pas que nous empêchions Sylveste d’atteindre Cerbère. C’est pour ça que nous devons mourir, maintenant ; pour éviter que nous trouvions un moyen de lui mettre des bâtons dans les roues.
— Sa mission est d’une importance primordiale pour moi, répondit le Voleur de Soleil, avant de rectifier : Pour nous. Pour nous qui avons survécu.
— Survécu à quoi ? lança-t-elle en se disant que c’était peut-être sa seule et unique chance d’arriver à comprendre. Non, attendez ! À quoi auriez-vous pu survivre sinon à la mort des Amarantins ? C’est ça ? Vous avez, on ne sait comment, trouvé le moyen de ne pas mourir ?
— Vous savez, maintenant, où j’ai pris possession de Sylveste.
C’était moins une question qu’une déclaration. Volyova se demanda combien de leurs conversations le Voleur de Soleil avait surprises.
— Ça a dû arriver dans le Voile de Lascaille, répondit-elle. C’est la seule explication plausible. Si l’on peut dire.
— C’est là que nous nous sommes réfugiés ; pendant neuf cent cinquante mille ans.
La coïncidence était trop étrange pour ne pas être chargée de sens.
— Depuis que la vie s’est éteinte sur Resurgam.
— Oui… fit-il, laissant s’éterniser un silence. C’est nous qui avons conçu les Voiles. Ce fut la dernière entreprise désespérée de notre tribu, bien après que ceux qui étaient restés en arrière, à la surface, eurent été anéantis.
— Je ne comprends pas. Ce que Lascaille a dit, et que Sylveste lui-même avait découvert…
— On ne leur a pas montré la vérité. Ce que Lascaille a vu était une fiction. Nous avions substitué à notre identité celle d’une culture beaucoup plus ancienne, rigoureusement différente de la nôtre. La vraie finalité des Voiles ne lui a pas été révélée. On lui a raconté un mensonge destiné à encourager la venue des autres.
Volyova comprenait maintenant la teneur de ce mensonge : Lascaille avait cru que les Voiles étaient des conservatoires de technologies dangereuses, de choses dont l’humanité rêvait secrètement, comme le moyen de voyager plus vite que la lumière. Lascaille l’avait ensuite répété à Sylveste, attisant son désir de s’introduire dans le Voile. Il avait réussi à convaincre la société demarchiste des environs de Yellowstone, en lui faisant miroiter les bienfaits stupéfiants qui les attendaient. Les premiers qui élucideraient ces mystères non humains en seraient récompensés au-delà de toute expression.
— D’accord ; c’était un mensonge, dit-elle. Mais alors, quelle était la véritable fonction des Voiles ?
— Nous les avons construits afin de nous cacher dedans, triumvira Volyova, répondit-il comme s’il se jouait d’elle, se réjouissait de sa confusion. C’étaient des sanctuaires. Des zones d’espace-temps restructuré, où nous pouvions nous abriter.
— Vous abriter de qui, ou de quoi ?
— De ceux qui avaient survécu à la Guerre de l’Aube. De ceux à qui on avait donné le nom d’Inhibiteurs.
Elle hocha la tête. Elle ne comprenait pas tout, et de loin, mais une chose était claire pour elle : ce que Khouri lui avait dit – les bribes de l’étrange rêve qui lui avait été dispensé dans le poste de tir –, cela au moins était proche de la vérité. Khouri ne se souvenait pas de tout, et ce dont elle se souvenait, elle ne le lui avait pas forcément raconté dans l’ordre, mais Volyova comprenait maintenant qu’on lui avait demandé de saisir quelque chose de trop énorme, de trop étranger – de trop apocalyptique – pour que son esprit l’intègre en douceur. Elle avait fait de son mieux, mais ça n’avait pas suffi.
Et voilà que Volyova s’entendait révéler une partie du même tableau d’ensemble, bien que d’une perspective étrangement différente.
Khouri avait entendu parler de la Guerre de l’Aube par la Demoiselle, qui ne voulait pas que Sylveste réussisse. Ce que le Voleur de Soleil désirait plus que tout au monde.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle. Je sais ce que vous êtes en train de faire : vous me retenez pour gagner du temps. Vous savez que j’écouterai tout ce que vous avez à dire. C’est vrai. Il faut que je sache. Que je sache tout.
Et le Voleur de Soleil répondit à toutes les questions qu’elle lui posa.
Après, quand ce fut fini, Volyova décida de faire bon usage de l’une des cartouches de son chargeur. Elle tira dans la sphère synoptique ; l’énorme globe de verre explosa en un milliard d’esquilles pareilles à des cristaux de glace, pulvérisant le visage du Voleur de Soleil.
Khouri et Pascale effectuèrent le circuit qui menait à la clinique, évitant les ascenseurs et les coursives dans lesquels les drones pouvaient se déplacer facilement. Elles avançaient, l’arme au clair, et tiraient dans tout ce qui avait l’air ne fût-ce que vaguement suspect, même si ça devait se révéler n’être qu’une ombre bizarre ou une drôle de bosse formée par la corrosion sur une paroi ou une cloison.
— Rien ne vous avait donné à penser qu’il allait partir aussi vite ? demanda Khouri.
— Pas aussi vite, non. J’avais bien essayé de l’en dissuader, mais je savais qu’il essaierait à un moment ou à un autre.
— Et quelle impression cela vous laisse-t-il ?
— Que voulez-vous que je vous dise ? C’était mon mari. Nous nous aimions. Je le déteste pour ce qu’il a fait – comme vous le détesteriez, vous aussi. Je ne le comprends pas. Et malgré ça, je l’aime toujours. Je n’arrête pas de me dire… Il est peut-être déjà mort. Il se pourrait qu’il soit mort, hein ? Et même s’il ne l’est pas encore, rien ne prouve que je le reverrai.
Sur ces mots, elle craqua. Khouri tendit le bras pour la soutenir. Pascale essuya ses larmes. Elle avait les yeux rouges.
— L’endroit où il va n’est pas très sûr, répondit Khouri, tout en se demandant si Cerbère était vraiment un endroit tellement plus dangereux que le vaisseau, maintenant.
— Non. Je sais. Je pense qu’il ne réalise même pas le danger qu’il court, ou qu’il nous fait courir.
— D’un autre côté, votre mari n’est pas n’importe qui. C’est tout de même Sylveste.
Khouri rappela à Pascale que Sylveste semblait être né sous une bonne étoile, et qu’il serait bizarre que la chance l’abandonne maintenant, alors que la chose après laquelle il avait toujours couru était à portée de main.