— La claustrophobie. La technologie des navettes a trois cents ans de retard sur celle des scaphandres.
— Et c’est censé jouer en notre faveur ?
— Croyez-moi, quand on a affaire à des parasites mentaux non humains, plus c’est primitif, mieux ça vaut ; c’est ce que j’ai toujours trouvé, en tout cas.
Et puis, calmement, comme si c’était une forme reconnue de ponctuation verbale, leva son lance-aiguilles et fit passer de vie à trépas un rat qui avait eu le malheur de se risquer dans la coursive.
— Je me souviens de cet endroit, dit Pascale. C’est là que vous nous avez amenés quand…
Khouri provoqua l’ouverture de la porte ; celle où était gravée une araignée à peine visible.
— Entrez, dit-elle. Mettez-vous à l’aise et priez pour que je me souvienne comment Ilia faisait marcher cette chose.
— Où devons-nous la retrouver ?
— Dehors, répondit Khouri. Enfin, je l’espère, en tout cas.
Elle referma la porte de la chambre-araignée et regarda les commandes de bronze et de laiton comme si elle espérait en voir jaillir une étincelle de familiarité.
33
Volyova dégaina le lance-aiguilles et s’approcha du capitaine.
Elle savait qu’elle devait faire vite. Le moindre retard pouvait donner au Voleur de Soleil le temps dont il avait besoin pour la tuer. Mais elle avait quelque chose à faire avant de rejoindre les autres dans la soute. Il n’y avait aucune logique là-dedans, rien de rationnel – elle savait qu’elle devait le faire, c’est tout. Elle prit donc les escaliers qui menaient au niveau du capitaine. Dans ce froid mortel, elle eut l’impression que son souffle se congelait dans sa gorge. Il n’y avait pas de rats, à ce niveau : il faisait trop froid. Et les cyborgs n’auraient pas pu s’approcher du capitaine sans risquer d’être intégrés dans sa masse, absorbés par la peste.
Elle dit au bracelet de le réchauffer juste assez pour qu’il retrouve une pensée consciente.
— Vous m’entendez, espèce de salopard ? Si vous m’entendez, écoutez-moi bien. Quelqu’un s’est emparé du vaisseau.
— Nous sommes encore autour de Bouphi ?
— Non… non, nous avons quitté Bouphi. Ça fait un moment. Vous avez compris ce que j’ai dit ?
Au bout de quelques instants, le capitaine répondit :
— Vous dites que quelqu’un s’est emparé du vaisseau ? Qui ça ?
— Quelque chose de non humain, animé de motivations déplaisantes. La plupart des membres de l’équipage sont morts, à présent : Sajaki, Hegazi ; tous ceux que vous connaissiez. Et je ne donne pas cher de la peau des rares survivants. Je n’ai guère d’espoir de revenir à bord, et c’est pourquoi je vais faire quelque chose qui risque de vous paraître un peu extrême…
Elle braqua son lance-aiguilles sur la forme craquelée, difforme, du sarcophage dans lequel gisait le capitaine.
— Je vais vous laisser vous réchauffer, vous comprenez ? Depuis quelques dizaines d’années, nous avons veillé à vous conserver au froid, mais ça n’a pas marché, alors ce n’était peut-être pas la bonne approche. Peut-être que ce qu’il faut faire maintenant, c’est vous laisser prendre le contrôle de ce foutu bâtiment, et en user comme bon vous semblera.
— Je ne crois pas…
— Je me fiche de ce que vous pensez, capitaine. Je vais le faire quand même.
Son doigt se crispa sur la détente de son arme. Elle calculait déjà mentalement le rythme de son accroissement lorsqu’il se réchaufferait, et elle arrivait à des chiffres incroyables… D’un autre côté, cette solution n’avait jamais été envisagée.
— Je vous en prie, Ilia, je vous en supplie !
— Écoutez-moi, svinoï ! dit-elle enfin, la bouche sèche. Peut-être que ça va marcher, peut-être que non. Mais si je me suis jamais montrée loyale envers vous – si vous vous souvenez seulement de moi –, tout ce que je vous demande, c’est de faire ce que vous pouvez pour nous.
Elle s’apprêtait à décharger son lance-aiguilles dans le sarcophage lorsque quelque chose la fit hésiter.
— J’ai encore une chose à vous dire, bordel ! Je crois savoir qui vous êtes, ou plutôt qui vous êtes devenu.
Elle perdait un temps précieux, elle en avait une conscience aiguë, mais quelque chose la poussait à continuer.
— Qu’avez-vous à me dire ?
— Je sais que vous êtes allé avec Sajaki voir les Schèmes Mystifs. L’équipage en a assez parlé – et Sajaki lui-même n’en a pas fait mystère. Mais ce que personne n’a dit, c’est ce qui s’est passé là-bas, ce que les Mystifs vous ont fait. Oh, je sais ! il y a eu des rumeurs, mais ce n’était que ça : des rumeurs, lancées par Sajaki pour m’induire en erreur.
— Il ne s’est rien passé, là-bas.
— Oh si ! Et voilà ce qui s’est passé : vous avez tué Sajaki, il y a des années déjà.
Sa réponse lui parvint, amusée, comme s’il avait mal entendu.
— Moi, j’aurais tué Sajaki ?
— Vous l’avez fait tuer par les Mystifs. Vous avez fait effacer ses schémas neuraux, et superposer les vôtres sur son esprit. Vous êtes devenu lui.
Elle reprit son souffle. Elle avait presque fini.
— Une existence ne vous suffisait pas. Vous avez peut-être senti, à ce moment-là, que ce corps ne durerait pas très longtemps, avec tous les virus qui traînaient. Alors vous avez colonisé votre adjoint. Quant aux Mystifs, ils ont fait ce que vous leur demandiez parce qu’ils nous sont tellement étrangers qu’ils ne pouvaient même pas comprendre le concept de meurtre. Mais c’est bien ça, hein ?
— Non…
— Fermez-la. C’est pour ça que Sajaki ne voulait pas que vous guérissiez : parce qu’il était vous, et qu’il n’avait pas besoin de guérir. Et c’est pour ça que Sajaki a réussi à dénaturer mon remède contre la peste. Parce qu’il savait tout ce que vous saviez. Je devrais vous laisser crever, pour ça, svinoï ! Sauf que vous êtes déjà crevé, figurez-vous, parce que, à l’heure qu’il est, ce qui reste de Sajaki redécore l’hôpital de bord.
— Sajaki… mort ? demanda-t-il, alors qu’il semblait n’avoir même pas entendu que les autres étaient morts.
— C’est ça, votre idée de la justice ? Vous êtes tout seul, maintenant ; rigoureusement seul. Alors la seule chose que vous pouvez faire est de protéger votre propre existence contre le Voleur de Soleil en croissant, en vous laissant dévorer par la peste.
— Non, je vous en prie !
— Vous avez tué Sajaki, capitaine ?
— C’était… il y a si longtemps…
Mais quelque chose dans sa voix était presque un aveu. Volyova vida le chargeur du lance-aiguilles dans le sarcophage. Regarda clignoter puis s’éteindre les rares voyants encore fonctionnels et sentit remonter la température, seconde après seconde. Le givre qui gainait le sarcophage commença presque aussitôt à fondre, devint transparent.
— Je vais m’en aller, maintenant, dit-elle. Je voulais juste connaître la vérité. Je vous souhaite bonne chance, capitaine. Vous en aurez besoin.
Puis elle s’enfuit en courant, terrifiée à l’idée de ce qui pouvait se passer derrière elle.
Le scaphandre de Sajaki dérivait devant Sylveste comme un fruit tentant alors qu’ils amorçaient la descente dans l’entonnoir de la tête de pont. Le cône inversé, à moitié enfoui, semblait tout petit, quelques minutes auparavant, mais Sylveste ne voyait plus que lui, à présent. Ses parois grises, abruptes, obstruaient l’horizon dans toutes les directions. La tête de pont était parfois animée d’un frémissement. Sylveste se rappelait alors qu’elle menait un combat acharné contre les armes défensives de la croûte, et qu’il ne devait pas compter aveuglément sur sa protection. Si elle cédait, il serait broyé en quelques heures. La blessure de la croûte se refermerait, et avec elle sa seule issue.