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— Nous devons compenser la masse réactive, dit le scaphandre.

— Comment ?

C’était la première fois que Sajaki prenait la parole depuis qu’ils avaient quitté le bâtiment.

— Nous avons utilisé beaucoup de masse pour venir ici. Nous devons refaire le plein avant d’entrer en territoire hostile.

— Et où ça ?

— Regardez autour de vous. Il y a une énorme quantité de masse réactive qui n’attend que d’être utilisée.

Évidemment. Rien ne les empêchait d’absorber les ressources de la tête de pont… Sylveste laissa Sajaki prendre le contrôle de son scaphandre. L’une des parois abruptes, incurvée, se rapprocha. Elle disparaissait sous les extrusions complexes et les amas de machines disposées n’importe comment. L’échelle de la chose était stupéfiante, à présent ; on aurait dit la muraille incurvée d’un barrage dont les deux extrémités se seraient rejointes. Quelque part dans cette muraille, se dit-il, se trouvaient les cadavres d’Alicia et des autres mutins…

La gravité était assez perceptible pour engendrer un fort vertige, encore accru par le fait que la tête de pont allait en s’étrécissant, de sorte qu’il avait l’impression de descendre dans un puits d’une profondeur infinie. À près d’un kilomètre de lui, la chose en forme d’étoile qui était le scaphandre de Sajaki s’était rapprochée de la muraille verticale, du côté opposé. Quelques instants plus tard, Sylveste se posa sur une saillie de la paroi, d’un mètre à peine de largeur. Ses pieds établirent le contact en douceur, et il resta là, prêt à basculer à la renverse dans le néant, derrière lui.

— Que dois-je faire ?

— Rien, répondit Sajaki. Votre scaphandre sait exactement ce qu’il doit faire. Je vous conseille de vous fier à lui : si vous êtes en vie, c’est grâce à lui.

— Et c’est censé me rassurer ?

— Parce que vous croyez que c’est de ça que vous avez besoin, à ce stade ? Vous êtes sur le point d’entrer dans l’un des environnements les plus étranges qu’un être humain ait jamais connus. Pour moi, s’il y a une chose dont vous n’avez pas besoin, c’est bien d’être rassuré.

Sous les yeux de Sylveste, le thorax du scaphandre extruda une sorte de membre qui se plaqua à la paroi de la tête de pont. Quelques secondes plus tard, le membre se mit à palpiter et des bosses apparurent sur sa longueur. Des bosses grouillantes, qui s’engouffraient dans le scaphandre.

— C’est répugnant, commenta Sylveste.

— Il digère les éléments lourds de la tête de pont, dit Sajaki. Et la tête de pont se laisse faire sans regimber, parce qu’elle a reconnu le scaphandre comme amical.

— Et si nous manquons d’énergie quand nous serons à l’intérieur de Cerbère ?

— Vous serez mort bien avant que le manque d’énergie ne devienne un problème pour votre scaphandre. Il a seulement besoin de refaire le plein de masse réactive pour ses propulseurs. Il a toute l’énergie nécessaire, mais il lui faut des atomes pour accélérer.

— Je ne suis pas sûr d’apprécier le détail concernant ma mort.

— Il n’est pas trop tard pour faire demi-tour.

Il me met à l’épreuve, se dit Sylveste. Il y songea sérieusement l’espace d’un instant, mais guère plus. Il avait peur, oui – peur comme jamais. Ou plutôt si ; mais il ne pouvait y songer sans frémir. Et lorsqu’il s’était trouvé dans les parages du Voile de Lascaille, il savait que la seule façon de tordre le cou à sa peur était de continuer. D’affronter ce qui suscitait cette peur, quoi que ce soit. Pourtant, quand le scaphandre eut refait le plein, il dut prendre son courage à deux mains pour quitter la corniche et poursuivre la descente dans le vide circonscrit par la tête de pont.

Ils se laissèrent tomber pendant de longues secondes avant de freiner leur chute par de brèves poussées de leurs réacteurs. Sajaki laissa Sylveste contrôler lui-même son scaphandre en diminuant son autonomie jusqu’à ce qu’il le dirige à peu près complètement. La transition fut à peine sensible. Ils descendaient maintenant à près de trente mètres à la seconde, mais comme les parois de l’entonnoir se rapprochaient, ils avaient l’impression d’aller plus vite. Sajaki n’était plus qu’à quelques centaines de mètres devant lui et, malgré cela – peut-être parce que aucune présence humaine n’était discernable derrière la visière opaque de son scaphandre –, Sylveste se sentait terriblement seul. Non sans raison, se dit-il : il était probable qu’aucune créature pensante ne s’était trouvée si près de Cerbère depuis que les Amarantins s’en étaient approchés. Quels fantômes avaient pourri là, depuis tous ces siècles ?

— Nous approchons du dernier tube d’injection, annonça Sajaki.

Les parois coniques n’étaient plus éloignées à présent que d’une trentaine de mètres, après quoi elles plongeaient à la verticale dans le noir, à perte de vue. Son scaphandre s’orienta, sans qu’il intervienne, vers le centre du trou approchant. Sajaki était légèrement en retrait.

— À vous l’honneur, dit celui-ci. Vous avez attendu assez longtemps, après tout.

Ils étaient dans le puits. Leur arrivée ayant été détectée, des lumières rouges incrustées dans les parois s’allumèrent. La sensation de vitesse était vertigineuse, à présent, et il se sentait nauséeux. Il avait vaguement l’impression d’avoir été injecté dans une seringue. Sylveste repensa au jour où Calvin lui avait montré l’examen endoscopique d’un de ses patients. L’endoscope était un antique instrument chirurgical constitué d’un tube terminé par une caméra. Il revoyait la plongée de l’objectif dans une artère. Il songea ensuite à la fuite dans la nuit, à Cuvier, quand il avait été arrêté près de l’obélisque, au chantier de fouilles, et comment ils avaient rejoint sa Némésis politique en parcourant les canyons. Il se demanda s’il y avait jamais eu un moment dans sa vie où il avait su avec certitude ce qui se trouvait au bout des murailles qui se précipitaient vers lui.

C’est alors que le puits disparut, et qu’ils tombèrent dans le vide.

Arrivée dans la soute, Volyova jeta un coup d’œil par l’une des vitres d’observation afin de vérifier si les données affichées sur son bracelet n’avaient pas été manipulées par le Voleur de Soleil. Les navettes transatmosphériques à ailes plasma étaient bien là, clampées dans leurs alcôves comme des rangées de flèches chez un armurier. Elle aurait pu activer les réacteurs de l’une d’entre elles, grâce à son bracelet, mais ç’aurait été trop dangereux ; il n’aurait plus manqué qu’elle mette la puce à l’oreille du Voleur de Soleil et qu’il devine ses projets. Pour le moment, elle était tranquille, car elle n’était entrée dans aucune partie du bâtiment accessible à ses yeux et à ses oreilles. C’était, du moins, ce qu’elle espérait.

Elle ne pouvait monter tout simplement à bord d’une des navettes. Les voies d’accès normales l’auraient amenée à traverser des parties du vaisseau où elle n’osait s’aventurer ; des endroits que les cyborgs pouvaient atteindre et où les rats-droïdes étaient en contact biochimique direct avec le Voleur de Soleil. Elle n’avait plus qu’une arme, désormais : le pistolet à aiguilles. Elle avait laissé l’autre, le lance-projectiles, à Khouri, et bien qu’elle ne doute pas de ses compétences, il y avait des limites à ce qu’on pouvait obtenir avec de l’habileté et de la détermination. D’autant que le bâtiment avait eu le temps, à présent, de synthétiser des drones armés.