Elle entra donc dans un sas ; pas un de ceux qui donnaient sur le vide, au-dehors ; un sas qui permettait d’accéder au magasin dépressurisé de la soute. Dans le magasin, la mécabave arrivait aux genoux, et les circuits de chauffage et d’éclairage ne marchaient plus. Bon. Il n’y avait donc aucun risque que le Voleur de Soleil l’espionne à distance, ou même qu’il sache seulement qu’elle était là. Elle ouvrit un casier et découvrit avec soulagement que la combinaison légère qu’il devait contenir était bien là, et qu’elle n’avait apparemment pas été endommagée par le contact avec la bave sécrétée par le bâtiment. Par rapport au scaphandre que Sylveste avait dû prendre, elle était moins encombrante, mais elle était moins intelligente, aussi ; elle n’était pas dotée de servo-systèmes ou de propulsion intégrale. Avant d’enfiler la combinaison, elle récita une série d’instructions – qu’elle avait bien répétées – dans son bracelet, et elle veilla à ce que le bracelet réponde aux commandes vocales émises dans le communicateur, et non par l’intermédiaire des capteurs acoustiques. Elle se harnacha d’un sac à dos équipé de fusées, en prenant le temps d’examiner intensément les commandes, comme s’il suffisait d’un effort de volonté pour que la façon de s’en servir lui revienne. Elle décida qu’elle retrouverait les principes de base quand elle en aurait besoin, et rangea soigneusement le lance-aiguilles dans la ceinture extérieure, prévue à cet effet, du scaphandre. Elle sortit sans faire de bruit, s’engagea dans la soute en réglant la propulsion au ralenti, afin de ne pas se retrouver collée à la paroi du fond. On n’était en apesanteur dans aucune partie du bâtiment, celui-ci n’étant pas en orbite autour de Cerbère, mais maintenant artificiellement sa position dans l’espace, ce qui exigeait un peu d’énergie de propulsion.
Elle sélectionna la navette qu’elle avait l’intention d’utiliser : un modèle sphérique appelé Mélancolie du Départ. Sur un côté du magasin, elle vit deux drones vert bouteille quitter leur ancrage et glisser vers elle en vol plané : des sphères hérissées de serres et d’instruments de découpe destinés à effectuer les travaux de maintenance sur les navettes. Évidemment : en entrant dans la soute, elle avait traversé le domaine de perception du Voleur de Soleil. Enfin, elle n’y pouvait rien, et elle n’avait pas pris le lance-aiguilles pour faciliter une négociation délicate avec des machines non pensantes. Elle dut quasiment vider son chargeur sur les engins avant d’interrompre leur marche obstinée.
Les deux machines neutralisées commencèrent à dériver dans la soute, au milieu d’un panache de fumée.
Elle actionna les commandes de son sac à dos afin d’augmenter sa vitesse. La navette grossit à vue d’œil ; elle voyait déjà des petits signaux d’avertissement et le laïus technique qui figurait sur le fuselage, bien qu’il soit pour l’essentiel rédigé dans des langues mortes.
Un autre drone se profila derrière la courbe de la navette. Celui-ci était plus gros, et sa carlingue ocre était une ellipse bourrée de capteurs et de manipulateurs repliés.
Il braquait quelque chose vers elle.
Tout devint d’un vert vif, aveuglant, et elle eut l’impression que ses globes oculaires allaient jaillir de leurs orbites. La chose braquait un laser vers elle. Elle lâcha un juron. Sa combinaison s’était opacifiée à temps, mais elle était bel et bien éblouie.
— Voleur de Soleil, dit-elle, présumant qu’il pouvait l’entendre. Tu viens de faire une très grosse bêtise.
— Je ne crois pas.
— Tu t’améliores, dis donc, reprit-elle. Tu avais la langue moins déliée, la dernière fois qu’on s’est parlé. Que s’est-il passé ? Tu as fait main basse sur un traducteur de langues naturelles ?
— Plus je passe de temps avec vous, mieux je vous connais.
— Mieux que tu n’as connu Nagorny, au moins, répondit-elle, tandis que sa combinaison opacifiée retrouvait sa teinte normale.
— Je ne voulais pas lui donner de cauchemars, fit le Voleur de Soleil, de sa voix atone, pareille à un murmure à moitié couvert par un bruit blanc d’électricité statique.
— Non, je ne crois pas non plus, fit-elle avec un claquement de langue. Tu ne voulais pas me tuer, hein ? Les autres, peut-être – mais pas moi ; pas encore. Pas tant que la tête de pont pourrait encore avoir besoin de mes compétences.
— Ce moment est passé, répondit le Voleur de Soleil. Sylveste est dans Cerbère, à présent.
Ce n’était pas une bonne nouvelle. Pas une bonne nouvelle du tout. Même si elle savait depuis des heures qu’il y était probablement arrivé.
— Alors, il doit y avoir une autre raison, dit-elle. Une raison pour laquelle tu as besoin que la tête de pont reste opérationnelle. Ça ne peut pas être parce que tu te soucies que Sylveste revienne. Mais si la tête de pont flanche, tu n’auras pas forcément la preuve qu’il s’était enfoncé dans la structure. Or tu as besoin de le savoir, n’est-ce pas ? il faut que tu saches à quelle profondeur il est allé ; s’il a réussi à faire ce que tu avais prévu pour lui.
Elle prit l’absence de réponse du Voleur de Soleil pour une approbation tacite. Elle n’était donc pas loin de la vérité. Le non-humain n’avait peut-être pas appris toutes les ficelles du métier. Le mensonge, cet art typiquement humain, devait être encore nouveau pour lui.
— Laisse-moi prendre la navette, dit-elle.
— Un vaisseau de cette configuration est trop gros pour entrer dans Cerbère, même si vous aviez l’intention de rejoindre Sylveste.
S’imaginait-il vraiment qu’elle n’y avait pas pensé toute seule ? L’espace d’un instant, elle eut pitié du Voleur de Soleil, si singulièrement sous-équipé pour saisir le fonctionnement de l’esprit humain. À un certain niveau, il s’en sortait assez bien, quand il pouvait brandir des menaces ou promettre des récompenses ; autant d’appâts qui reposaient sur les émotions. Ce n’était pas sa logique qui était en défaut ; il aurait plutôt surestimé son importance dans les affaires humaines, comme si en indiquant à Volyova la nature essentiellement suicidaire de la mission qu’elle s’était fixée il espérait l’en détourner ; la retourner et l’amener à se ranger de son côté. Le pauvre monstre pitoyable, se dit-elle.
— J’ai un mot pour toi, dit-elle en se dirigeant vers le sas, mettant le drone au défi de l’intercepter.
Elle articula ce mot, après avoir récité les incantations préliminaires requises pour l’actionner. Ce mot, elle n’aurait jamais cru l’utiliser dans ce contexte. Cela dit, elle l’avait déjà utilisé une fois, à sa propre surprise. Et le fait qu’elle s’en souvienne était presque aussi surprenant. Volyova avait décidé que l’heure n’était plus aux tergiversations.
Ce mot était Ankylose.
Il eut un effet intéressant sur le drone. Il n’essaya pas de lui barrer la route alors qu’elle arrivait au sas et s’installait à bord de la Mélancolie – la navette qu’elle avait choisie. Au lieu de quoi il resta quelques secondes en vol stationnaire et fonça vers un mur, le contact soudain coupé avec le bâtiment. Il était maintenant obligé de se rabattre sur ses modes de fonctionnement autonomes, forcément limités. Il n’était rien arrivé au drone proprement dit, l’exécution du programme Ankylose n’affectant que les systèmes du bâtiment. Mais l’un des premiers systèmes atteints avait été le réseau de contrôle radio-optique qui asservissait tous les drones. Seuls les drones autonomes continuaient à fonctionner sans incident, or ces machines ne s’étaient jamais trouvées sous l’influence du Voleur de Soleil. Maintenant, les milliers de drones asservis du bâtiment tout entier devaient se précipiter vers les terminaux d’accès afin de se brancher directement sur les systèmes de commande. Même les rats devaient être perdus, les aérosols qui diffusaient leurs instructions biochimiques figurant au nombre des systèmes concernés. Libérés du contrôle machine constant, les rongeurs devaient commencer à se rabattre sur un mode d’archétype plus caractéristique de leurs ancêtres sauvages.