Volyova ferma le sas et constata avec satisfaction que la navette se tenait aux ordres depuis qu’elle avait perçu sa présence. Elle se rendit dans la cabine. Les voyants de navigation étaient déjà allumés et la console se reconfigurait pour s’accorder au genre d’interface qu’elle privilégiait : des surfaces qui coulaient, liquides, vers un nouvel idéal.
Elle n’avait plus qu’à partir.
— Vous avez senti ? demanda Khouri depuis la chambre-araignée, toute de bronze et de capitonnages cossus. Le bâtiment a eu un frémissement, comme un tremblement de terre.
— Vous croyez que c’était Ilia ?
— Elle a dit que nous pourrions nous détacher quand nous recevrions un signal. Et elle a dit que ce serait aussi évident que l’enfer. C’était assez évident, il me semble ?
Elle savait que si elle attendait plus longtemps elle commencerait à douter de ses propres sens. Elle se demanderait si elle n’avait pas rêvé le frémissement, et il serait trop tard. Volyova avait été bien claire sur ce point : quand elle recevrait le signal, Khouri avait intérêt à agir vite. Elle n’aurait pas beaucoup de temps devant elle.
Alors elle lâcha tout.
Elle bascula à fond deux des manettes de cuivre ; pas comme elle avait vu Volyova le faire, mais dans le simple espoir que cette manœuvre brutale, excessive, un geste improvisé et très vraisemblablement stupide, aurait des conséquences normalement indésirables, comme de faire lâcher prise à la chambre-araignée, qui se détacherait de la coque. Et c’était tout ce qu’elle demandait en cet instant précis.
La chambre-araignée s’éloigna de la coque.
— D’ici quelques secondes, dit Khouri, l’estomac en révolution à cause du soudain passage en chute libre, soit nous serons mortes, soit nous serons sauvées. Si c’était le signal qu’Ilia voulait nous donner, mieux vaut nous éloigner de la coque. Mais si ce n’était pas ça, nous serons dans le champ des armes du bâtiment d’ici quelques secondes.
Khouri vit le bâtiment reculer, monter lentement et s’éloigner, puis elle dut plisser les yeux, éblouie par la lumière des moteurs Conjoineur. Ils tournaient au ralenti, et pourtant l’éjection brillait comme le soleil. Il y avait un moyen de fermer les persiennes devant les hublots de la chambre-araignée, mais lequel ? Khouri avait oublié ce détail.
— Pourquoi ne nous tire-t-il pas dessus tout de suite ?
— Il courrait le risque de s’endommager lui-même. D’après Ilia, il y a des limites impossibles à transgresser. Même le Voleur de Soleil n’y peut rien. Il doit faire avec. Je pense que nous n’allons pas tarder à être fixées…
— Que croyez-vous qu’était ce signal ? demanda Pascale, comme si le fait de parler la rassurait.
— Un programme, répondit Khouri. Enfoui dans les profondeurs du vaisseau, à un endroit où le Voleur de Soleil ne risquait pas de le trouver. Raccordé à des milliers de coupe-circuits dans tout le bâtiment. Quand elle l’a lancé – si elle l’a lancé –, il a dû couper des milliers de systèmes simultanément. Un gros bug. Je pense que c’était ça, ce tremblement.
— Et les armes sont concernées aussi ?
— Non… pas exactement. Pas si je me souviens bien de ce qu’elle m’a dit. Certains des capteurs, et peut-être certains des systèmes de visée, mais le poste de tir n’est pas affecté. Je me souviens au moins de ça. Cela dit, le reste du bâtiment doit être tellement perturbé que le Voleur de Soleil mettra un moment à s’en remettre. À retrouver ses marques, ses coordonnées. Et puis il pourra recommencer à tirer.
— Mais les armes pourraient être réactivées à tout moment, maintenant ?
— C’est pour ça qu’on a intérêt à se dépêcher.
— Il semblerait que nous soyons encore en train de tenir une conversation. Est-ce que ça veut dire… ?
— Je crois, fit Khouri en grimaçant un sourire. Je crois que j’ai bien interprété le signal, et que nous sommes en sûreté. Pour le moment, du moins.
Pascale laissa échapper un gros soupir.
— Et maintenant ?
— Maintenant, il faut qu’on retrouve Ilia.
— Et comment ?
— Ça ne devrait pas être difficile. Elle a dit que nous n’avions rien à faire ; juste attendre le signal. Et qu’elle serait…
Khouri n’acheva pas sa phrase. Elle regardait le gobe-lumen qui les dominait de sa masse immense telle la flèche d’une cathédrale en suspension dans le vide. Et il y avait quelque chose qui n’allait pas.
Quelque chose en déparait la symétrie.
Quelque chose s’en détachait.
Ça avait commencé comme une minuscule incision ; comme si un poussin tentait de faire passer la pointe de son bec à travers la coquille de son œuf. Et puis il y eut un geyser de lumière blanche, suivi d’une série d’explosions. Un champignon formé d’éclats de coque pulvérisée en jaillit, rapidement empoigné dans l’étau de la gravité, de sorte que le voile de destruction fut balayé, révélant les dégâts sous-jacents. C’était un petit trou percé dans la coque. Petit, mais le bâtiment était tellement énorme que le trou devait bien faire une centaine de mètres de diamètre.
Alors, la navette de Volyova jaillit par l’ouverture qu’elle avait provoquée, plana un instant près de l’énorme tronc du bâtiment, fit une pirouette et fondit sur la chambre-araignée.
34
Khouri laissa Volyova se charger du difficile travail consistant à faire entrer en douceur la chambre-araignée dans la navette. L’opération était plus complexe qu’il n’y paraissait ; non que le corps de la chambre-araignée fût trop gros pour le volume disponible, mais ses pattes pendantes ne se repliaient pas convenablement et empêchaient la fermeture des portes de la soute. En fin de compte – il n’avait pas dû se passer plus d’une minute depuis le début de l’opération –, Volyova dut envoyer une escouade de cyborgs pour mettre les pattes dans la position voulue. Pour un observateur extérieur – sauf qu’il n’y en avait pas, bien sûr, en dehors de la masse lugubre, à demi impotente, du gobe-lumen –, la procédure devait évoquer une bande de lutins essayant de faire entrer un insecte dans un écrin.
Volyova réussit enfin à refermer les portes, obstruant la dernière fenêtre donnant sur le champ d’étoiles convulsées. Les lumières intérieures s’allumèrent, suivies par le ululement de plus en plus strident de la pressurisation, transmis par la coque métallique de la chambre-araignée. Les cyborgs amarrèrent rapidement la chambre afin de lui permettre de résister au roulis et au tangage, et une minute après, Volyova apparut. Elle ne portait pas sa combinaison.
— Suivez-moi ! hurla-t-elle d’une voix vibrante. Plus vite nous serons hors de portée des armes, mieux ça vaudra !
— Quelle est leur portée, au juste ? demanda Khouri.
— Je ne sais pas trop.
— Vous avez fait fort, avec votre programme, dit Khouri alors que les trois femmes se hissaient à la force des poignets dans la cabine de la navette. Beau travail, Ilia ! Nous avons senti la vibration jusqu’ici. Une sacrée avarie.
— Je crois que ça ne lui a pas fait de bien, dit-elle. Après mon expérience avec la cache d’armes, j’ai remis le programme Ankylose en service avec quelques interrupteurs additionnels. Cette fois, l’ankylose n’a pas dû s’arrêter à l’épiderme. Je regrette seulement de ne pas avoir installé de dispositifs de destruction au voisinage des propulsions Conjoineur. Là, nous aurions pu faire cramer le bâtiment et nous sauver.