— Il y a une journée que nous sommes partis, répondit Sajaki d’une voix qui paraissait ténue, lointaine, alors que son scaphandre n’était qu’à quelques dizaines de mètres de celui de Sylveste. Nous avons encore tout le temps ; ne vous en faites pas.
— Je vous crois, répondit Sylveste. Enfin, une partie de moi vous croit. L’autre partie a des doutes.
— Cette autre partie est peut-être moi, répondit Calvin, tout bas. Parce que je doute, moi, que nous ayons tellement de temps que ça devant nous. C’est possible, mais je pense qu’il ne faut pas compter dessus. Nous en savons trop peu.
— Tu dis ça pour me rassurer ?
— Non, pas du tout.
— Alors, si tu n’as rien de constructif à dire, ferme-la.
Ils étaient à plusieurs kilomètres de profondeur dans la seconde couche de Cerbère. Une profondeur considérable, puisqu’ils avaient parcouru à la verticale une distance plus grande que certaines des plus hautes montagnes de la Terre, mais ils allaient encore trop lentement : à ce rythme-là, ils ne repartiraient jamais à temps, même s’ils atteignaient la destination qu’ils s’étaient fixée. La tête de pont aurait probablement succombé avant aux efforts d’expulsion inlassablement dirigés contre elle par les défenses de la croûte, et elle serait digérée ou recrachée dans l’espace comme un vulgaire pépin.
La seconde couche – le lit de roche sur lequel grouillaient les serpents et dans lequel les troncs qui supportaient la voûte plongeaient leurs racines – avait une topographie cristalline, rigoureusement différente de la structure quasi organique de la surface. Ils devaient se faufiler dans les interstices qui séparaient les formes cristallines entremêlées, telles des fourmis se déplaçant entre des chemins de briques. Ça n’allait pas vite, et les réserves d’énergie de leurs scaphandres s’épuisaient rapidement, tout mouvement vers le bas devant être constamment contrôlé par les réacteurs. Au début, Sylveste avait suggéré qu’ils utilisent leurs grappins de mono-filament afin d’économiser un peu de la masse de réaction, mais Sajaki l’en avait dissuadé : ça aurait aussi beaucoup ralenti leur descente, or la strate qu’ils traversaient faisait des centaines de kilomètres d’épaisseur. De plus, ils auraient été limités à des déplacements strictement verticaux, ce qui aurait fait d’eux des cibles faciles pour d’éventuelles mesures anti-intrusion. C’est pourquoi ils évoluaient la plupart du temps en vol plané, s’arrêtant quand il le fallait pour prélever de petites quantités de matière de Cerbère. La planète n’avait pas encore manifesté d’objection à ces activités vampiriques, et les cristaux contenaient assez d’oligoéléments pour alimenter les réservoirs des réacteurs.
— On dirait que la planète ne sait pas que nous sommes là, nota Sylveste.
— Elle ne le sait peut-être pas, confirma Calvin. Il n’a pas dû venir grand-monde à cette profondeur, aussi loin que remontent ses souvenirs. Les systèmes conçus pour détecter et repousser les intrus se sont peut-être atrophiés à force d’être inutilisés – à supposer qu’il y en ait jamais eu.
— Pourquoi ai-je soudain l’impression que tu essaies de me remonter le moral ?
— Il faut croire que je prends tes intérêts à cœur. (Sylveste imaginait le sourire de Calvin, bien que la simulation ne comportât pas de composante visuelle.) Quoi qu’il en soit, je crois ce que je viens de dire. Je pense que plus nous descendrons, moins nous risquons d’être identifiés comme des éléments indésirables. Regarde le corps humain : c’est dans la peau que la concentration de récepteurs de douleur est la plus forte.
Sylveste se rappela une crampe d’estomac qu’il avait eue après avoir bu trop d’eau glacée au cours d’une promenade en surface, à Chasm City, et s’interrogea sur la pertinence de la remarque de Calvin, si rassurante qu’elle puisse être : rien ne prouvait que tout, dans les profondeurs, serait à moitié endormi, comme si les puissantes défenses de la croûte étaient superflues parce que ce qui se trouvait en dessous ne marchait plus comme l’avaient voulu les Amarantins. Cerbère était-elle un coffre au trésor, solidement verrouillé et brillant comme un sou neuf, mais qui ne contenait plus que des saletés rouillées… et encore, s’il y avait quelque chose dedans ?
Il était inutile de penser de cette façon. Si quelque chose, dans tout ça, avait un sens, si les cinquante dernières années de sa vie, sinon davantage, n’avaient été qu’une chimère, une chimère obsédante, il y avait forcément quelque chose qui valait la peine d’être découvert. Il ne pouvait articuler ce sentiment, mais il n’avait jamais été plus sûr de quoi que ce soit de toute sa vie.
Ils descendirent encore pendant toute une journée. Sylveste dormait en pointillés. Son scaphandre le réveillait lorsqu’il se passait quelque chose qui méritait d’être noté, ou lorsque le décor extérieur changeait au-delà des limites de tolérance prévues et que le scaphandre décidait qu’il valait mieux qu’il soit réveillé pour voir ça. Si Sajaki dormait, Sylveste ne s’en rendait pas compte, mais il mettait cela sur le compte de la physiologie généralement étrange de l’homme ; son sang chargé de droggs, qui se nettoyait constamment ; son esprit configuré par les Mystifs, capable de se passer du recalage normalement effectué par le sommeil. Lorsque la descente était plus facile, ce qui se produisait généralement lorsqu’un puits abyssal se présentait devant eux, ils tombaient à la vitesse maximale d’un kilomètre à la minute. Le retour serait plus rapide, évidemment, parce que les scaphandres sauraient par où ils étaient passés, excluant les changements de structure de Cerbère proprement dits. Cela dit, il n’était pas rare qu’ils descendent de plusieurs kilomètres avant de rencontrer un cul-de-sac, ou un puits trop étroit pour qu’ils s’y engagent en toute sécurité. À ce moment-là, ils remontaient jusqu’au dernier embranchement et tentaient de passer par un autre chemin. Ils procédaient par approches successives, les capteurs de leurs scaphandres étant incapables d’y voir à plus de quelques centaines de mètres, à cause de l’opacité des éléments cristallins. Quoi qu’il en soit, kilomètre après kilomètre, ils progressaient, lentement, baignés par la lumière bleu-vert, malsaine, tombant des cristaux.
Graduellement, le caractère des formations s’était modifié. On remarquait, à cet endroit, des éclats de plusieurs kilomètres de diamètre, inébranlables comme des glaciers. Les cristaux étaient solidaires les uns des autres, mais les espaces pareils à des cathédrales et les falaises vertigineuses qui les séparaient donnaient l’impression qu’ils flottaient librement, comme s’ils niaient silencieusement le champ gravitationnel de la planète. Qu’était-ce ? se demanda Sylveste. De la matière inerte, au sens propre du terme, cristalline – ou d’une nature plus bizarre ? Étaient-ce des composants, des éléments d’un mécanisme qui incluait le monde entier, trop vaste pour être contemplé, ou même imaginé ? Si c’étaient des machines, elles devaient exploiter un état brumeux de la réalité quantique, où les concepts comme la chaleur et l’énergie se fondaient dans l’incertitude. En tout cas, ils étaient aussi froids que la glace (c’étaient les capteurs thermiques du scaphandre qui le lui disaient). Pourtant, sous leur aspect translucide, il percevait parfois de terribles mouvements subliminaux, qui évoquaient les entrailles palpitantes d’une pendule entrevues à travers un voile de lucite. Mais, lorsqu’il demanda au scaphandre d’enquêter avec ses sens, les résultats qu’il lui communiqua étaient trop ambigus pour lui être d’un quelconque secours.
Après quarante heures de descente erratique, ils firent une découverte significative : la matrice de cristal se raréfia sur une zone de transition d’un kilomètre de profondeur à peine, dévoilant des puits plus larges et plus profonds que les précédents, et d’un dessein plus apparent. Ils faisaient deux kilomètres de largeur, et chacun des dix puits qu’ils examinèrent tombait à la verticale sur deux cents kilomètres vers un néant convergent. Les parois des puits émettaient la même lueur verte légèrement nauséeuse que les éléments de cristal, et ils frémissaient d’un mouvement contenu, sous-jacent, identique, suggérant qu’ils faisaient partie d’un mécanisme similaire, même s’ils remplissaient des fonctions très différentes. Sylveste se rappela ce qu’il savait des pyramides d’Égypte : elles étaient creusées de puits qui avaient été imposés par la technique de construction ; des issues de sortie pour les ouvriers qui scellaient les tombes de l’intérieur. Peut-être s’agissait-il de quelque chose de comparable, à moins que les puits n’aient jadis servi à évacuer la chaleur de moteurs maintenant apaisés.