Enfin, ce problème, Ilia Volyova le réglerait le moment venu. En attendant, elle avait d’autres chats à fouetter.
Tout en plongeant dans les recoins les plus secrets du cerveau de Nagorny, elle commença à se demander par qui elle allait bien pouvoir le remplacer.
Elle ne voyait aucun candidat plausible à bord du vaisseau.
Enfin, elle trouverait peut-être une nouvelle recrue du côté de Yellowstone.
— Alors, la Caisse, je chauffe ?
Sa voix lui parvenait, brouillée, tremblante, à travers la masse de bâtiments qui la dominaient de toute leur hauteur.
— Vous chauffez si fort que vous allez cramer, ma chère ! Tenez bon et veillez à ne pas gâcher ces précieuses fléchettes à toxines.
— Oui, à propos, la Caisse, je…
Khouri esquiva de justesse trois Néo Komusos qui passaient tel un vent de tempête, la tête protégée par un casque de vannerie, en faisant voltiger leur shakuhachi – leur éternelle flûte de bambou – comme un bâton de majorette, afin de disperser une bande de singes capucins qui disparurent dans les ombres.
— Je voudrais savoir… poursuivit-elle. Et si nous faisons des victimes collatérales ?
— Impossible, répondit Ng. La toxine a été conçue par génie génétique en fonction de la biochimie de Taraschi. Si vous atteignez quelqu’un d’autre, vous ne lui occasionnerez qu’une vilaine piqûre.
— Et si je touchais un clone de Taraschi ?
— Vous demandez ça sérieusement ?
— Ce n’est qu’une question.
La Caisse lui parut soudain étrangement chatouilleuse.
— De toute façon, si Taraschi avait un clone et si nous l’éliminions par erreur, ce serait son problème, pas le nôtre. C’est précisé en petits caractères sur le contrat. Vous devriez peut-être le lire, un jour…
— D’accord. Le jour où je serai en proie à un ennui existentiel, rétorqua Khouri.
Puis elle se raidit, parce que, tout d’un coup, il y avait eu du changement. Ng n’avait pas répondu. Au lieu de sa voix, une pulsation s’était fait entendre : douce, insidieuse, pareille à l’écho-radar du pouls d’un prédateur. Elle avait entendu ce son une douzaine de fois au cours des six derniers mois, et chaque fois lorsqu’elle était près de sa cible. Taraschi était à moins de cinq cents mètres. Donc, très probablement, à l’intérieur même du Monument.
Le déroulement du jeu était maintenant dans le domaine public. Taraschi devait être au courant, parce qu’un dispositif semblable – implanté dans une clinique du Dais – générait des pulsations identiques dans sa tête à lui. En ce moment précis, de l’autre côté de Chasm City, tous les médias qui suivaient le Jeu de l’Ombre étaient probablement en train de dépêcher leurs équipes vers l’endroit de la mise à mort. Les plus veinards devaient déjà être dans le secteur.
Le rythme s’accéléra, sans devenir encore très rapide, alors qu’elles pénétraient, la Caisse et elle, dans le hall d’entrée du Monument. Taraschi devait être à l’étage au-dessus – donc bien dans le Monument –, de sorte que la distance entre eux restait relativement constante.
L’édifice était situé dangereusement près du gouffre, et la salle des pas perdus, en dessous, était crevassée par des mouvements de terrain. Le centre commercial prévu à l’origine dans les sous-sols avait été infiltré par la Mouise. Les niveaux inférieurs étaient inondés, et les tapis roulants qui remontaient de l’eau étaient couleur de caramel. La pyramide à gradins qu’était le Monument était surélevée au-dessus de la salle d’échanges et de la plaza inondée par un pyramidon, une petite pyramide renversée, qui s’enfonçait profondément dans le socle rocheux. Le bâtiment n’avait qu’une entrée. Autant dire que Taraschi était un homme mort si elle le prenait à revers. Mais, pour y arriver, elle devait emprunter un pont qui franchissait la plaza, et l’homme, de l’intérieur, la verrait inévitablement approcher. Elle se demanda quel genre de pensées primitives pouvaient bien lui passer par la tête en cet instant précis. Dans ses rêves elle s’était souvent trouvée dans une ville à moitié déserte, poursuivie par un chasseur implacable, mais la terreur qu’éprouvait Taraschi était bien réelle. Elle se souvint que dans ces rêves le chasseur bougeait sans hâte. Ça faisait partie de l’horreur de la situation. Elle courait désespérément, comme si l’air s’était épaissi, comme si elle avait les jambes lestées de plomb, et le chasseur se déplaçait avec une lenteur témoignant d’une grande patience et d’une infinie sagesse.
Elle s’engagea sur le pont et la pulsation s’accéléra. Le sol, sous ses pieds, devint humide et granuleux. Par moment, la pulsation ralentissait puis repartait de plus belle, preuve du fait que Taraschi se déplaçait dans le bâtiment. Mais il n’avait pas vraiment d’issue possible. Il pouvait peut-être faire en sorte de la rencontrer sur le toit du Monument, mais en utilisant un transport aérien il contreviendrait aux termes du contrat. Dans les salons du Dais, cette honte serait pire que la perspective de se faire tuer.
Elle entra dans l’atrium ménagé à l’intérieur du pyramidon. Il y faisait sombre et sa vue mit un moment à s’adapter. Elle tira le pistolet à toxines de sa capote et vérifia la sortie, au cas où Taraschi aurait prévu de s’esquiver. Son absence n’avait rien d’étonnant. L’atrium, qui était régulièrement vandalisé, était pratiquement désert. On n’entendait que la pluie tambourinant sur le métal. Un amas de sculptures d’acier rouillé, délabrées, étaient suspendues au plafond par des câbles de cuivre. Quelques-unes étaient tombées et, sous le choc, les ailes des oiseaux s’étaient enfoncées dans les dalles de marbre. Elles étaient mollement visibles sous la poussière d’une blancheur mortelle incrustée entre les ébauches de plumes.
Elle leva les yeux vers le plafond.
— Taraschi ? appela-t-elle. Vous m’entendez ? J’arrive !
Elle se demanda fugitivement pourquoi les télés n’étaient pas encore là. C’était bizarre. Le moment de l’exécution du contrat – et de son client – approchait, et personne n’avait flairé l’odeur du sang, personne ne lui tournait autour en hurlant à la mort. D’habitude, ça attirait une véritable foule.
Il n’avait pas répondu, mais elle savait qu’il était bien là-haut. Elle traversa l’atrium et s’approcha de l’escalier en colimaçon. Elle le gravit rapidement et chercha du regard de gros objets à déplacer afin d’empêcher Taraschi de s’échapper. Ce n’était pas ce qui manquait. Elle commença à empiler les objets d’exposition et les meubles cassés afin d’obstruer le haut de l’escalier. Ça n’empêcherait pas véritablement Taraschi de passer ; ça ne ferait que le ralentir, mais elle n’en demandait pas davantage.
Elle s’arrêta, en sueur et le dos cassé, le temps de regarder autour d’elle. Les arpèges qui retentissaient inlassablement dans sa tête lui confirmaient que Taraschi était tout près.
La partie supérieure de la pyramide était un mémorial aux Quatre-Vingts. Les tombeaux étaient placés dans des niches ménagées entre les impressionnants murets de marbre noir qui s’arrêtaient à mi-chemin du plafond d’une hauteur vertigineuse. Ils étaient entourés de piliers ornés de caryatides dans des postures suggestives. Les murets, dans lesquels s’ouvraient des arcades bordées de piliers, l’empêchaient de voir ce qui se passait à plus d’une dizaine de mètres à la ronde. La pluie tombait à verse par les larges trouées du plafond, qui laissaient pénétrer des colonnes de lumière sépia dans la salle. Khouri vit que la plupart des anfractuosités étaient vides. Les tombeaux avaient manifestement été pillés, à moins que les familles n’aient décidé de retirer les restes des défunts pour les faire transférer dans un endroit plus sûr. Il n’en restait pas plus de la moitié, dont les deux tiers étaient à peu près identiques : des images, des biographies et des souvenirs du mort, disposés d’une façon standardisée. Quelques stalles témoignaient d’une certaine recherche : on y voyait des hologrammes de statues, et même, dans un ou deux cas – détail morbide –, le corps embaumé du défunt, manifestement soumis à un remarquable processus de taxidermie afin de réparer les dégâts entraînés par le processus mortifère.