Et c’est alors que leurs problèmes commencèrent.
— C’était un système inhibiteur, dit Pascale. Voilà ce qu’ils ont trouvé. C’est ça, hein ?
— Il était là depuis des millions d’années, répondit Khouri. Et eux, pendant ce temps-là, ils avaient évolué du stade de ce que nous appellerions les dinosaures, ou les oiseaux, jusqu’à l’intelligence ; ils avaient appris à utiliser les outils, découvert le feu…
— Il était là, et il attendait, fit Volyova, en écho.
Derrière elle, une lumière rouge clignotait depuis de longues minutes, maintenant, sur l’afficheur tactique, signalant que la navette était entrée dans la limite maximale théorique des armes à rayon du gobe-lumen. Un tir, de cette distance, serait aléatoire, sûrement pas rapide, mais pourrait réussir. Elle poursuivit :
— Il attendait les intrus susceptibles d’êtres identifiés comme intelligents. À ce moment-là, il ne frappait pas, il ne les détruisait pas aveuglément ; ç’aurait été en contradiction avec ses intentions. Il les encourageait, au contraire, à entrer, afin d’en apprendre autant que possible sur eux : d’où ils venaient. De quel genre de technologie ils disposaient, quel était leur mode de pensée, comment ils coopéraient, communiquaient…
— Il collationnait les données.
— Exactement, fit Volyova d’une voix qui retentit comme un glas. Il est patient, vous comprenez, mais tôt ou tard vient le moment où il décide qu’il a réuni tous les renseignements dont il avait besoin. Et alors, mais alors seulement, il passe à l’action.
Elles pensaient toutes les trois à l’unisson, maintenant.
— Et c’est pour ça que les Amarantins ont disparu, reprit Pascale d’un ton songeur. Les Inhibiteurs ont fait quelque chose à leur soleil ; ils l’ont trafiqué, ils ont déclenché, par exemple, une immense éjection de la masse coronale ; juste assez pour griller toute vie à la surface de Resurgam, et provoquer des chutes de comètes pendant quelques centaines de milliers d’années.
— D’ordinaire, les Inhibiteurs ne prenaient pas des mesures aussi drastiques, reprit Volyova. Mais dans ce cas, les choses étaient allées beaucoup trop loin pour qu’ils se contentent de demi-mesures. Et ils n’en sont pas restés là : les Bannis avaient conquis le vol spatial ; il fallait les pourchasser, sur des dizaines d’années-lumière si nécessaire.
Les capteurs de la coque émirent un signal sonore, les avertissant qu’ils avaient été balayés par un faisceau radar, puis un tintement leur annonça peu après que le vaisseau poursuivant affinait son tir.
— Le système inhibiteur qui entoure Hadès a dû alerter tous les autres, dans la galaxie entière, fit Khouri en s’efforçant d’ignorer les prophéties automatisées de malheur imminent. Il leur a transmis les données qu’il avait réunies, les avertissant de se méfier des Bannis.
— Ils ne pouvaient rester assis, les bras croisés, en attendant qu’ils se montrent, fit Volyova. Les machines ont dû passer de la passivité à quelque chose de plus actif, comme la duplication d’engins de poursuite programmés pour traquer les Bannis. Peu importe dans quelle direction ceux-ci auraient pu fuir, la lumière les aurait gagnés de vitesse ; les systèmes inhibiteurs auraient toujours été devant eux, en embuscade.
— Ils n’avaient pas une chance.
— Mais l’extinction n’a pas été instantanée, poursuivit Pascale. Les Bannis ont eu le temps de regagner Resurgam ; ils se savaient condamnés, ils savaient que leur soleil était sur le point de détruire leur monde natal, alors ils ont préservé ce qu’ils pouvaient de leur antique culture.
— Ça a pu prendre dix ans, peut-être un siècle, répondit Volyova, comme si ça ne faisait pas une énorme différence. Tout ce que nous savons, c’est que certains ont réussi à aller plus loin que d’autres.
— Mais personne n’a survécu, dit Pascale. Si ?
— Certains, répéta Khouri. Enfin, d’une certaine façon.
Derrière Volyova, le dispositif tactique se mit à hurler.
37
L’enveloppe finale était creuse.
Il lui avait fallu trois jours pour l’atteindre, dont un depuis qu’il avait abandonné le scaphandre vide de Sajaki sur le sol de la troisième coque, cinq cents kilomètres au-dessus de l’endroit où il se trouvait à présent. S’il prenait le temps de réfléchir à ces distances, il savait qu’il deviendrait fou, alors il évitait soigneusement d’y penser. Il était suffisamment perturbé par cet environnement rigoureusement étranger ; il ne voulait pas alimenter sa peur d’une dose additionnelle de claustrophobie. Et pourtant, il n’arrivait pas à éviter complètement ce train de réflexion, et derrière chaque pensée le narguait un sentiment de crainte écrasante, l’idée qu’à tout instant il pouvait faire une chose qui ferait chanceler le délicat équilibre de cet endroit et provoquerait la chute catastrophique de cette énorme et impossible voûte.
À chaque nouvelle strate qu’il traversait, il avait l’impression de découvrir une phase différente de la construction amarantine. Et un nouveau pan de son histoire aussi, sans doute, quoique rien ne soit jamais aussi simple. Les niveaux ne donnaient pas véritablement l’impression d’une progression méthodologique ; ils paraissaient plutôt suggérer des philosophies, des approches différentes. C’était comme si les premiers Amarantins qui étaient arrivés ici avaient trouvé quelque chose – mais quoi ? il n’en avait pas encore idée – et avaient pris la décision de l’englober dans une coque blindée artificielle, capable de se défendre toute seule. Puis de nouveaux arrivants avaient dû décider de protéger le tout, peut-être parce qu’ils pensaient que leurs fortifications étaient plus sûres. Les derniers visiteurs avaient poussé le principe plus loin en camouflant la croûte afin qu’elle ait l’air naturelle. Il était impossible de savoir sur quelle échelle de temps cette stratification s’était déroulée, et il évitait soigneusement de se poser la question. Peut-être les différentes couches avaient-elles été mises en place presque simultanément, mais peut-être aussi le processus s’était-il étendu sur les milliers d’années qui avaient séparé le départ du Voleur de Soleil avec les Bannis de son retour quasi divin.
Évidemment, il n’avait pas été spécialement réconforté par ce qu’il avait trouvé dans le scaphandre de Sajaki.
— Il n’a jamais été dedans, déclara Calvin, faisant irruption dans ses pensées. Le scaphandre était vide. Pas étonnant qu’il ne t’ait jamais laissé approcher.
— Le salaud ! Le sale traître !
— Comme tu dis. Sauf que le sale traître, ce n’est pas vraiment Sajaki, hein ?
Sylveste s’efforçait désespérément de trouver une autre explication à ce paradoxe ; en vain.
— Mais si ce n’est pas Sajaki… commença-t-il.
Il n’alla pas au bout de sa pensée. Il se rappela qu’il ne l’avait pas vu en personne avant de quitter le vaisseau. Sajaki l’avait appelé depuis l’infirmerie, mais rien ne prouvait que c’était vraiment lui.
— Quelque chose faisait bien bouger ce scaphandre, avant qu’il ne s’écrase, répondit Calvin.
Il lui faisait son numéro favori et s’arrangeait pour avoir l’air absurdement calme, malgré la situation. Mais il n’y mettait pas le panache habituel.
— Pour moi, il n’y a qu’un coupable logique.
— Le Voleur de Soleil, articula Sylveste, comme s’il testait cette idée et la trouvait décidément répugnante. C’était lui, hein ? Khouri avait raison depuis le début.