— Je dirais qu’à ce stade il faudrait être fou furieux pour rejeter cette hypothèse. Tu veux que je continue ?
— Non, répondit Sylveste. Pas pour le moment. Laisse-moi le temps de réfléchir un peu, et puis tu pourras m’infliger tous les pieux aphorismes que tu voudras.
— À quoi veux-tu réfléchir ?
— Je pensais que c’était évident : on y va, ou non ?
La décision n’était pas la plus facile qu’il ait eu à prendre de sa vie. Il savait, maintenant qu’il avait été complètement – ou du moins en partie – manipulé. Jusqu’où cette manipulation était-elle allée ? S’était-elle étendue à sa raison même ? Ses processus de pensée avaient-ils été insidieusement guidés vers cette unique finalité pendant la majeure partie de sa vie, depuis qu’il était rentré du Voile de Lascaille ? Et s’il était vraiment mort là-bas, si celui qui était rentré à Yellowstone n’était qu’une sorte d’automate, agissant, ressentant comme celui qu’il avait été, mais en réalité tendu vers un seul et unique but, qu’il était sur le point d’atteindre en ce moment précis ? Et quelle importance, au fond ?
Au fond… de quelque façon qu’il retourne le problème, si faux que puissent être ses sentiments, si fallacieux que puissent être ses raisonnements, c’était l’endroit où il avait toujours rêvé d’aller.
Il ne pouvait pas faire demi-tour. Pas encore.
Pas avant de savoir.
— Cochon de svinoï ! jura Volyova.
La sirène d’attaque tactique avait commencé à hurler depuis trente secondes lorsque le premier tir rasant atteignit le nez de la navette. Volyova avait à peine eu le temps de projeter un nuage pulvérulent afin de dissiper le choc initial provoqué par les photons de haute énergie des rayons gamma. Juste avant que les hublots de la passerelle ne s’opacifient, Volyova vit un éclair argenté : le blindage sacrifiable de la coque avait disparu dans un hoquet d’ions métalliques excités. Le choc structurel ébranla le fuselage comme s’il avait encaissé une charge explosive. D’autres sirènes se joignirent au concert, et une immense zone de l’afficheur tactique passa sur mode offensif, détaillant les données des armes disponibles.
Inutile ; tout cela était inutile. Les moyens de défense de la navette étaient dérisoires, tant en puissance qu’en portée, face aux mégatonnes du gobe-lumen lancé à leur poursuite. Certains des canons du Spleen étaient plus gros que la navette, et il ne les avait probablement même pas encore braqués dans leur direction.
Cerbère était une immensité grise qui, vue de la navette, emplissait un tiers du ciel. À ce stade, elles auraient dû décélérer, et elles perdaient de précieuses secondes à se faire frire. Même si elles repoussaient l’attaque, elles se déplaceraient à une vitesse inconfortablement rapide…
Une autre partie de la coque se vaporisa.
Elle laissa parler ses doigts et chargea un schéma d’évasion qui leur ferait quitter la zone immédiate des tirs rasants. Le seul ennui, c’était qu’il impliquait une poussée soutenue de 10 g.
Elle lança le programme, et s’évanouit presque aussitôt.
Le cœur de la planète était évidé, mais pas vide.
Sylveste estimait le diamètre de l’espace central à trois cents kilomètres environ. En fait, il avait beau interroger de façon répétée le radar de son scaphandre, il refusait obstinément de lui fournir une estimation exploitable. Ce qui se trouvait au milieu lui posait manifestement des problèmes. Sylveste le comprenait parfaitement. La chose lui posait des problèmes à lui aussi, mais peut-être pas tout à fait de la même façon. Elle lui donnait mal à la tête.
En réalité, il y avait deux choses, plus étranges l’une que l’autre. Elles étaient en mouvement, ou plutôt l’une d’entre elles se déplaçait. Elle orbitait autour de l’autre. Celle qui bougeait ressemblait à une sorte de gemme, mais si compliquée, et en fluctuation si constante, qu’il était impossible de décrire sa forme, sa couleur ou son éclat car ils changeaient d’un instant à l’autre. Tout ce qu’il savait c’est qu’elle était énorme – des dizaines de kilomètres de diamètre, apparemment, mais encore une fois, lorsqu’il demanda confirmation à son scaphandre, il ne put en obtenir une réponse cohérente. Il aurait aussi bien pu lui demander de commenter un haïku japonais, pour ce qu’il y comprenait.
Il essaya d’obtenir une image agrandie de la chose, grâce au zoom intégré dans ses optiques, mais elle semblait défier le grossissement, voire rapetisser lorsqu’il l’observait au zoom. Il arrivait quelque chose de très bizarre à l’espace-temps, dans les parages de ce joyau.
Il tenta ensuite d’en prendre un cliché, mais cela ne marcha pas non plus. L’image capturée était paradoxalement moins nette que l’image visible dans la réalité, comme si l’objet changeait plus vite, plus en profondeur, à de très petites échelles de temps plus qu’à des intervalles de quelques secondes ou davantage. Il essaya de conserver cette idée en tête et crut, pendant un moment, avoir réussi, mais l’illusion de compréhension était fugitive.
Quant à l’autre chose…
L’autre chose, la chose stationnaire… c’était peut-être encore pire.
On aurait dit une faille dans la réalité, un gouffre d’où sortait, comme surgie de la bouche même de l’infini, une lumière blanche, intense. Une lumière d’une intensité, d’une pureté telles qu’il n’en avait jamais vu, jamais rêvé de sa vie. Une lumière comme devaient en voir ceux qui faisaient une expérience de mort imminente : c’était la lumière qui les attirait dans la vie après la mort. Il avait aussi l’impression qu’elle l’appelait. Elle était si vive qu’il aurait dû être aveuglé. Mais plus il plongeait le regard dans ses profondeurs resplendissantes, moins elle lui semblait aveuglante et plus elle se muait en une blancheur tranquille, insondable.
La lumière diffractée par la gemme en orbite projetait dans l’espace des reflets multicolores, en perpétuel changement. C’était beau ; intense, continuellement mouvant ; fascinant.
— À ce stade, intervint Calvin, il me semble qu’un peu d’humilité serait de mise. Tu es impressionné, je suppose ?
— Évidemment.
S’il parla, il n’entendit pas ses propres paroles. Mais Calvin parut le comprendre.
— Et ça suffit, non ? Je veux dire, maintenant, tu sais ce qu’ils avaient à nous cacher. C’est tellement étrange… Dieu sait ce que ça peut être…
— C’est peut-être exactement ça. Dieu.
— En voyant cette lumière, pour un peu, je te croirais.
— C’est aussi ton impression, c’est ce que tu veux dire ?
— Je ne suis pas très sûr de savoir ce que je ressens. Je ne suis pas sûr non plus que ça me plaise.
— Tu crois que c’est eux qui ont fait ça, ou qu’ils sont tombés dessus par hasard ? demanda Sylveste.
— Ça, c’est une première ! Voilà que tu me demandes mon avis, ironisa Calvin, qui parut s’abîmer dans une profonde réflexion, avant de fournir une réponse sans surprise : Ce n’est pas eux qui ont pu faire ça, Dan. Ils étaient intelligents – peut-être plus que nous. Mais les Amarantins n’ont jamais été des dieux.
— Alors, c’est quelqu’un d’autre.
— Quelqu’un que nous ne rencontrerons jamais, j’espère.
— Alors, retiens ton souffle. J’ai bien l’impression que nous sommes sur le point de faire sa connaissance.
En apesanteur, il projeta le scaphandre vers la cavité, vers le joyau dansant, et la source de lumière d’une beauté poignante.