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— Si c’est ça, je pense que nous pouvons la remercier.

Khouri enleva son blouson, sa chemise, remit son blouson et déchira sa chemise en lanières afin de panser ses paumes noircies, tuméfiées. Ça lui faisait un mal de chien, mais ce n’était pas pire que les souffrances qu’elle avait endurées pendant son entraînement, à force de tirer sur des cordes ou de transporter ces lourdes armes. Elle serra les dents. La douleur était encore présente, mais elle avait d’autres préoccupations, plus urgentes.

Lesquelles, maintenant qu’elle devait se concentrer dessus, attisaient la tentation de s’abandonner à la douleur. Mais elle résista. Il fallait qu’elle prenne la mesure de son triste sort, même si elle ne pouvait rien faire pour y remédier. Elle devait savoir comment ça allait arriver, puisque c’était à peu près inéluctable.

— Nous allons mourir, hein ?

Pascale Sylveste hocha la tête.

— Mais pas comme vous le pensez, je suis prête à le parier.

— Vous voulez dire que nous n’allons pas sur Cerbère ?

— Non. Même si nous savions comment faire marcher cette chose, nous ne nous poserions pas dessus. Nous n’allons pas non plus nous écraser dessus, et je pense que nous allons trop vite pour arriver à nous positionner en orbite autour.

Maintenant qu’elle le disait… La sphère qu’était Cerbère semblait plus éloignée qu’avant l’attaque contre la navette. Elle avait dû dépasser la planète, sa vitesse, qui était de plusieurs centaines de kilomètres à la seconde, n’ayant pas été réduite par le schéma d’approche.

— Alors, maintenant, que se passe-t-il ?

— Ce n’est qu’une hypothèse, répondit Pascale, mais je pense que nous fonçons vers Hadès. C’est plus ou moins dans cette direction-là que nous allons, non ? fit-elle avec un mouvement de menton en direction de la vitre avant, derrière laquelle brillait un petit point d’un rouge malsain.

Hadès était une étoile neutronique ; Khouri n’avait pas besoin qu’on le lui rappelle. Et il n’y avait pas moyen de sortir vivant de la rencontre avec un de ces bestiaux, ça non plus, elle n’avait pas besoin qu’on le lui rappelle. On en restait le plus loin possible, ou c’était la mort. Telle était la règle, et il n’y avait pas, dans l’univers, une seule force capable de s’y opposer. La gravité commandait, et elle ne tenait pas compte des circonstances ou de l’injustice des choses, elle ne lisait pas les pétitions avant de ranger à regret ses lois. La gravité broyait. Et à proximité d’une étoile neutronique, la gravité broyait implacablement, jusqu’à ce que le diamant coule comme de l’eau. Que les montagnes se retrouvent aplaties au millionième de leur hauteur. Et il n’était même pas nécessaire de s’en approcher vraiment pour être la proie de ces forces écrasantes.

Quelques centaines de milliers de kilomètres suffiraient amplement.

— Oui, dit Khouri. Je pense que vous avez raison. Et ce n’est pas bon.

Non, répondit Pascale. Je me doutais bien que ce n’était pas bon du tout, même.

38

Intérieur de Cerbère, 2567

Pour Sylveste, c’était le palais des merveilles.

En tout cas, c’est ainsi qu’il voyait cet endroit : il était là depuis une heure environ (du moins est-ce ce qu’il supposait, parce qu’il ne mesurait plus le passage du temps), et non seulement il n’avait rien vu qui ne soit merveilleux, mais encore ce terme paraissait bien insuffisant pour décrire la plupart des choses qu’il avait contemplées. Il avait l’intime conviction qu’une vie entière n’aurait pas suffi à faire le tour ne serait-ce que d’une fraction de cet endroit et de ce qu’il contenait. Il avait déjà éprouvé cette sensation, lorsqu’il lui était arrivé de contempler un pan entier de connaissances non encore apprises, codifiées et théorisées. Mais ses expériences passées étaient de piètres aperçus de ce qu’il ressentait à présent.

Il n’avait que quelques heures devant lui s’il voulait avoir la moindre chance de repartir. Que pouvait-il faire en quelques heures à peine ? Sans doute pas grand-chose, mais il avait les systèmes d’enregistrement du scaphandre, il avait ses yeux, et il savait qu’il devait essayer. L’histoire ne lui pardonnerait jamais de ne pas le faire. Pis encore : il ne se le pardonnerait jamais.

Il guida son scaphandre vers le centre de la cavité, vers les deux objets qui attiraient son attention : la trouée de lumière transcendante et la chose pareille à un joyau qui tournait autour. Alors qu’il s’en approchait, il eut l’impression que les parois de la cavité commençaient à se déplacer, comme s’il était attiré dans l’espace en rotation autour des objets, comme si l’espace proprement dit était attiré dans un tourbillon, ou que la nature de l’espace était un flux. C’est ce que lui disait son scaphandre qui pépiait des analyses détaillées de la façon dont le substrat se modifiait ; des indices quantiques menant à de nouveaux royaumes inexplorés. Il se rappela avoir contemplé un phénomène similaire dans les parages du Voile de Lascaille. À ce moment-là aussi, il avait eu l’impression de faire l’objet d’une transcription, d’une translittération, au fur et à mesure qu’il se rapprochait du joyau et de sa rayonnante contrepartie.

Il mit des heures à l’atteindre, et il commença à mettre en doute son estimation initiale du diamètre de la cavité. Puis, inexorablement, la vitesse de révolution apparente du joyau se réduisit à zéro tandis que les parois de la cavité se mettaient à tourner, tourner, tourner follement. Il sut qu’il devait en être tout proche, bien que le joyau ne paraisse pas beaucoup plus gros que lorsqu’il l’avait vu pour la première fois. Cela dit, il était en mouvement constant et lui rappelait les kaléidoscopes de son enfance, avec ses schémas symétriques, mouvants, révélés par des aperçus lumineux, colorés, mais s’étendant aux trois dimensions (et peut-être davantage). Occasionnellement, la gemme projetait vers lui des flèches ou des lances menaçantes, le faisant tiquer, mais il tint bon, s’autorisant même à s’approcher aux moments où la chose paraissait amorcer une phase de transformation relativement modérée. Il sentit que sa survie ne dépendait pas de l’observation attentive des données affichées sur les voyants de son scaphandre. Ça allait bien au-delà de ça.

— Que crois-tu que ce soit ? demanda Calvin, si bas que sa voix sembla se fondre avec les pensées de Sylveste, être l’une d’elles.

— J’espérais que tu aurais une suggestion à me faire.

— Désolé. Overdose d’aperçus fracassants. Trop pour une seule vie.

Volyova dérivait dans le vide.

Elle n’avait pas réussi à regagner à temps la chambre-araignée, mais n’était pas morte dans l’explosion de la navette. Elle avait mis son casque juste avant que la coque se volatilise comme un papillon de nuit traversant une flamme. Elle avait dérivé loin de l’épave, et le gobe-lumen ne l’avait pas repérée. Il l’avait ignorée ; tout comme la chambre-araignée.

Elle ne pouvait pas mourir comme ça. Ce n’était tout simplement pas son style. Elle savait que, statistiquement, ses chances de survie étaient infimes, que ce qu’elle faisait ne tenait pas debout, mais elle devait prolonger les heures qui lui restaient à vivre. Elle vérifia ses réserves d’air et d’énergie et constata qu’elles n’étaient pas formidables. Plutôt carrément inquiétantes. Elle avait enfilé le scaphandre précipitamment, en se disant qu’elle en avait seulement besoin pour gagner la navette qui se trouvait au bout de la soute. Elle n’avait même pas eu la présence d’esprit de le brancher à l’un des modules de rechargement quand elle était montée à bord de la navette. Elle aurait eu quelques jours devant elle, au lieu de ces quelques pauvres heures. Et pourtant, perversement, elle se garda bien de mettre immédiatement fin à l’expérience. Elle savait qu’elle pouvait prolonger ses réserves en dormant lorsqu’elle n’avait pas besoin d’être consciente (en supposant, évidemment, qu’elle ait encore besoin de l’être à un moment quelconque).