Elle avait donc programmé le scaphandre afin qu’il ne l’alerte que s’il arrivait quelque chose d’intéressant – ou, plus probablement, de menaçant. Et comme elle était réveillée, c’était manifestement ce qui s’était passé.
Elle demanda au scaphandre de quoi il s’agissait.
Le scaphandre le lui dit.
— Et merde ! jura Ilia Volyova.
Le radar du Spleen – le même radar que le bâtiment avait utilisé juste avant d’anéantir la navette avec son canon à rayons gamma – venait de la détecter. Et l’intensité du balayage laissait supposer que le bâtiment était tout près ; à quelques milliers de kilomètres au plus. À portée de main, en d’autres termes, s’agissant de repérer une cible aussi grosse, aussi visible, impuissante et statique que celle qu’elle constituait.
Elle espérait que le bâtiment aurait la bonne grâce de l’anéantir en douceur. Après tout, l’arme avec laquelle il déciderait de l’éliminer, c’était très probablement elle qui l’avait conçue.
Et ce n’était pas la première fois, se dit-elle en maudissant son ingéniosité.
Volyova activa la vision binoculaire du scaphandre et commença à balayer le champ d’étoiles d’où provenait le radar de visée. Au départ, elle ne vit que des ténèbres piquetées de petits points brillants. Et puis elle aperçut le bâtiment, de la taille d’une poussière de charbon, mais qui grossissait de seconde en seconde.
— Ce n’est pas amarantin, hein ? Nous pouvons au moins être d’accord là-dessus.
— La gemme, tu veux dire ?
— Quoi que ce soit. Et je ne pense pas non plus que ce soient les Amarantins qui aient créé la lumière, ou je ne sais quoi.
— Non. Ce ne sont pas eux non plus qui ont fait ça, répondit Sylveste en réalisant, à cet instant, qu’il était profondément ravi de la présence de Calvin, bien que ce soit une illusion, une duperie absolue. Quelles que puissent être ces choses – quelles que puissent être leurs relations mutuelles –, les Amarantins se sont contentés de les trouver.
— Je pense que tu as raison.
— Ils n’avaient peut-être même pas compris ce qu’ils avaient trouvé – pas fondamentalement, en tout cas. Mais pour une raison ou une autre, ils se sont sentis obligés de les enclore dans ces fortifications ; de les dissimuler au reste de l’univers.
— Par jalousie ?
— Ça n’expliquerait pas les avertissements que nous avons reçus en arrivant ici. D’un autre côté, étant dans l’incapacité de les détruire ou de les déplacer, il se pourrait qu’ils les aient confinées ici pour faire une fleur au reste de la Création.
— Quels que soient ceux qui les ont placées là au départ – autour d’une étoile neutronique –, ils voulaient sûrement qu’elles attirent l’attention, tu ne crois pas ? fit pensivement Sylveste.
— Ce serait un genre d’appât ?
— Les étoiles neutroniques ne sont pas rares, mais elles sont quand même exotiques. Surtout pour une civilisation qui se serait tout juste lancée à la conquête de l’espace intersidéral. Les Amarantins ne pouvaient qu’être attirés ici par la curiosité ; c’était garanti.
— Ils n’étaient donc pas les derniers…
— Non. Je ne pense pas. (Sylveste inspira profondément.) Tu ne penses pas que nous devrions repartir, pendant qu’il en est encore temps ?
— Ce serait raisonnable, en effet. Ça te suffit, comme réponse ?
Ils continuèrent à avancer.
— Commençons par cette lumière, reprit Calvin, quelques minutes plus tard. Je voudrais en avoir le cœur net. On dirait… ça va peut-être te paraître stupide, mais je ne sais pas pourquoi, elle a l’air plus bizarre que le joyau. S’il y a une chose que je voudrais voir de près avant de mourir, je pense que c’est cette lumière.
— C’est d’accord pour moi, répondit Sylveste.
Ce que disait Calvin était vrai ; l’étrangeté de la lumière avait quelque chose de plus absolu ; de plus profond, de plus vieux. Il n’aurait pu décrire ce sentiment avec des mots, ni même l’expliquer clairement, mais, maintenant qu’il l’avait exprimé, il le confirmait : ils devaient aller vers la lumière.
Une lumière de texture argentée ; une déchirure de diamant dans le tissu de la réalité, à la fois intense et calme. Alors qu’il en approchait, le joyau en orbite (maintenant stationnaire, dans ce schéma) sembla diminuer. Une lueur douce, nacrée, entoura le scaphandre de Sylveste. Il sentait que la lumière aurait dû lui blesser les yeux, mais il n’éprouvait rien, qu’une sensation de chaleur et une sorte de lente connaissance qui allait en se magnifiant. Il perdit peu à peu de vue le reste de la cavité, puis la gemme, jusqu’à ce qu’il ait l’impression d’être englobé dans un blizzard de blancheur nacrée. Il ne se sentait ni en danger, ni menacé. Il n’éprouvait que de la résignation – mais une résignation joyeuse, saturée d’immanence. Lentement, magiquement, le scaphandre lui-même sembla devenir transparent, et la lumière argentée fit irruption à travers, atteignant sa peau et s’enfonçant à l’intérieur, dans sa chair et ses os.
Il ne s’attendait vraiment pas à cela.
Après, quand il reprit conscience – ou plutôt lorsqu’il retomba, parce que, dans le hiatus, il semblait qu’il se soit en quelque sorte élevé –, il n’y avait que de la compréhension.
Il était à nouveau dans la cavité, à une certaine distance de la lumière blanche, mais encore à l’intérieur de l’ellipse décrite par la gemme.
Et il sut.
— Eh bien, fit Calvin (et dans le silence qui s’ensuivit, sa voix parut aussi incongrue et déplacée qu’une sonnerie de trompe), c’était un sacré voyage, pas vrai ?
— Tu as… tu as éprouvé tout ça ?
— On peut dire ça. C’est la chose la plus incroyable qui me soit jamais arrivée. Ça répond à ta question ?
En effet. Inutile d’aller plus loin, d’achever de se convaincre que Calvin avait partagé tout ce qu’il avait ressenti, ou que pendant quelques instants leurs pensées – et bien davantage – s’étaient liquéfiées et avaient coulé, indivisibles, parmi un milliard d’autres. Et qu’il comprenait parfaitement ce qui s’était passé, parce que, dans ce moment de sagesse partagée, toutes ses questions avaient reçu une réponse.
— On nous a lus, hein ? Cette lumière est un scanner ; une machine à déchiffrer les informations.
Ces paroles paraissaient parfaitement raisonnables avant qu’il les prononce, mais, lorsqu’il les articula, il eut l’impression de s’exprimer avec pauvreté, rabaissant ce dont il parlait par la crudité de son langage. En dépit de toutes les visions pénétrantes qui lui avaient été prodiguées dans cet endroit, son vocabulaire ne s’était pas suffisamment enrichi pour les comprendre. Et voilà qu’elles semblaient même s’estomper, exactement comme la magie d’un rêve semble se ratatiner pendant les secondes qui suivent le réveil. Enfin, il devait le dire, au moins pour cristalliser ses impressions, pour les faire enregistrer par la mémoire du scaphandre, pour la postérité à défaut d’autre chose.
— Pendant un moment, j’ai cru que nous étions changés en informations, et qu’en cet instant nous étions liés à toutes les autres informations jamais connues. À toutes les pensées jamais pensées, ou au moins jamais capturées par la lumière.