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— C’est aussi ce qu’il m’a semblé, confirma Calvin.

Sylveste se demanda si Calvin était aussi victime de l’amnésie croissante, du lent effacement de la connaissance dont il était victime.

— Nous étions dans Hadès, n’est-ce pas ? (Sylveste sentit que ses pensées piétinaient devant les portes de l’expression, désespérant d’être exprimées avant de se dissiper.) Cette chose n’est pas une étoile neutronique. Ce n’est pas du tout ça. Il se peut que ça l’ait été, il y a longtemps, mais plus maintenant. Elle s’est transformée. Changée en un…

— Un ordinateur, acheva Calvin, à sa place. C’est exactement ça : Hadès est un ordinateur fait de matière nucléaire, une masse stellaire consacrée au traitement de l’information, à son stockage. Et cette lumière est une ouverture qui mène à l’intérieur ; un moyen d’entrer dans la matrice informatique. J’ai pensé, pendant un moment, que nous étions vraiment dedans.

Mais c’était beaucoup plus bizarre que ça.

Autrefois, une étoile d’une masse trente ou quarante fois supérieure à celle du Soleil de la Terre était arrivée au bout de sa vie. Après plusieurs millions d’années de débauche d’énergie nucléaire, l’étoile, s’étant consumée, avait explosé en une supernova. Or il se trouve qu’au cœur, à l’intérieur de son rayon de Schwarzschild, une formidable pression gravitationnelle avait écrasé un grumeau de matière au point de former un trou noir. Le trou noir devait son nom au fait que rien, pas même la lumière, ne pouvait s’échapper de son rayon critique. La matière et la lumière ne pouvaient que s’y engloutir, l’engorgeant, accroissant sa masse et son pouvoir d’attraction. Un cercle vicieux.

Or il advint qu’une civilisation sut que faire d’un tel objet. Ces êtres connaissaient une technique susceptible de transformer un trou noir en quelque chose de beaucoup plus exotique et paradoxal. Ils commencèrent par attendre que l’univers soit considérablement plus vieux que lors de la formation du trou noir ; que la population stellaire se compose en majorité de très vieilles naines rouges – des étoiles à peine assez massives pour embraser les feux dans lesquels elles fusionneraient. Après quoi ils cornaquèrent une douzaine de ces naines vers un disque d’accrétion autour du trou noir et attendirent patiemment que le disque nourrisse le trou, faisant pleuvoir de la matière stellaire dans son horizon événementiel, avide de lumière.

Tout ça, Sylveste le comprenait, ou du moins il se plaisait à croire qu’il le comprenait. Mais la suite – le nœud de l’affaire – était beaucoup plus difficile à concevoir, comme ces kôans zen qui énoncent les contradictions de l’existence. Ce qu’il saisissait, c’est que, une fois à l’intérieur de l’horizon événementiel, les particules continuaient à tomber le long de trajectoires particulières, des orbites qui les envoyaient valser autour du noyau de densité infinie qu’était la singularité située au cœur du trou noir. Tombant le long de ces lignes, le temps et l’espace commençaient à se fondre l’un dans l’autre au point de n’être plus séparables. Et – c’était crucial – il existait un ensemble de trajectoires le long desquelles ils changeaient radicalement de place ; où une trajectoire dans l’espace en devenait une dans le temps. Et un sous-ensemble de ce faisceau de chemins devait bel et bien permettre à la matière de revenir dans le passé, de remonter au début de l’histoire du trou noir.

— J’ai accès à des archives du vingtième siècle, murmura Calvin, qui arrivait apparemment à suivre ses pensées. Cet effet était déjà connu – prévu – à l’époque. Il semblait découler des calculs qui décrivaient les trous noirs. Mais personne ne savait s’il fallait les prendre au sérieux, ni à quel point.

— Celui ou ceux qui ont créé Hadès n’avaient pas de ces scrupules.

— C’est ce qu’on dirait.

Ce qui se passait, c’était que la lumière, l’énergie, les flux de particules suivaient ces trajectoires particulières, s’enfouissant de plus en plus profondément dans le passé à chaque orbite autour de la singularité. Rien de tout cela n’était « évident » pour l’univers extérieur. C’était confiné derrière la barrière impénétrable de l’horizon événementiel, de sorte qu’il n’y avait pas de violation ostensible de la causalité. Il ne pouvait y en avoir, d’après les mathématiques auxquelles Calvin avait accès, dans la mesure où ces trajectoires ne repasseraient jamais dans l’univers extérieur. C’était pourtant ce qu’elles faisaient. Ce que les mathématiques n’avaient pas prévu, c’était le cas particulier des minuscules écarts par rapport aux déviations de trajectoire qui ramenaient bel et bien les quantas à l’origine du trou noir, au moment où il s’était effondré dans l’explosion de la supernova qui lui avait donné le jour.

À cet instant, la minuscule pression vers l’extérieur exercée par les particules revenant du futur contribua à retarder la chute gravitationnelle.

Le délai n’était même pas mesurable ; il était à peine supérieur à la plus petite subdivision théorique du temps quantique. Mais il existait. Et, si petit qu’il soit, il était suffisant pour envoyer dans l’avenir des ondes de choc causal.

Lesquelles, en se propageant, rencontraient les particules arrivantes et établissaient une grille d’interférence causale, une onde durable qui s’étendait symétriquement dans le passé et dans l’avenir.

Emprisonné dans cette grille, l’objet effondré n’était plus sûr d’avoir été créé pour être un trou noir. Les conditions initiales avaient toujours été limites, et peut-être ces enchevêtrements pouvaient-ils être évités s’il restait suspendu au-dessus de son rayon de Schwarzschild ; si, à la place, il s’effondrait dans une configuration stable de quarks étranges et de neutrons dégénérés.

Il oscillait entre les deux états sans pouvoir se déterminer. L’indétermination se cristallisait ; et ce qui restait en arrière était quelque chose d’unique dans l’univers – à ceci près que des transformations similaires s’esquissaient ailleurs, dans d’autres trous noirs, provoquant des paradoxes causaux similaires.

L’objet s’installait dans une configuration stable alors que sa nature paradoxale n’était pas immédiatement évidente pour l’univers extérieur. Du dehors, on aurait dit une étoile neutronique – au niveau des premiers centimètres de croûte, en tout cas. Dessous, la matière nucléaire avait été catalysée en formes complexes, capables de computation à la vitesse de l’éclair, une auto-organisation qui avait émergé spontanément de la résolution de ses deux états opposés. La croûte bouillonnait et retraitait, contenant l’information au niveau de densité théorique maximale de stockage de matière, partout dans l’univers.

Et l’objet pensait.

La partie inférieure de la croûte se fondait dans une tempête vacillante de possibilités non résolues tandis que l’intérieur de l’objet effondré dansait au rythme de la musique de l’acausalité. Pendant que la croûte effectuait d’interminables simulations, des computations innombrables, le noyau reliait l’avenir et le passé, permettant aux informations de transiter aisément de l’un à l’autre. La croûte était en effet devenue un élément d’un gigantesque processeur parallèle, sauf que les autres éléments à sa portée étaient des versions passées et futures de lui-même.

Et il savait.

Il savait que, même si la totalité de cette puissance de traitement était répartie sur des générations entières, ce n’était qu’une partie d’un tout beaucoup plus grand.

Et il avait un nom.

Sylveste devait laisser un moment de repos à son esprit. L’immensité de la chose se restreignait, à présent, ne laissant que des échos tonitruants, comme les derniers échos du chœur final de la plus grande symphonie jamais jouée. Quelques instants plus tard, il se demanda s’il en garderait le moindre souvenir. Il n’y avait tout simplement pas assez de place dans sa tête pour ça. Et bizarrement, sa disparition ne lui inspirait pas le moindre chagrin. Pendant ces quelques instants, il avait été merveilleux de goûter la connaissance transhumaine, mais c’en était trop pour un seul homme. Mieux valait vivre ; mieux valait conserver le souvenir d’un souvenir plutôt que de souffrir l’immense fardeau de la connaissance.