Philip Lascaille avait été le premier à les rencontrer, du côté du Voile qui portait maintenant son nom.
L’espace-temps torturé des environs du Voile avait éventré son esprit, l’avait déformé et remonté en une parodie baveuse de ce qu’il était auparavant. Mais c’était une parodie orchestrée avec brio. Quelque chose avait été introduit en lui ; la connaissance nécessaire à un autre pour s’approcher… et le mensonge qui l’amènerait à le faire.
C’est ce que Lascaille avait communiqué au jeune Dan Sylveste juste avant de mourir.
Allez voir les Mystifs, lui avait-il dit.
Parce que les Amarantins étaient allés les voir, jadis ; ils avaient imprimé leurs schémas neuraux dans l’océan des Mystifs. Ces schémas stabilisaient l’espace-temps autour du Voile ; ils permettaient de s’insinuer dans ses replis de plus en plus épais sans être déchiqueté par les tensions. C’est ainsi que Sylveste, ayant accepté la conversion mystif, avait pu surfer sur les tempêtes et pénétrer dans les profondeurs du Voile.
Il en était ressorti vivant.
Mais changé.
Quelque chose était reparti avec lui ; une chose qui se faisait appeler le Voleur de Soleil, sauf qu’il le savait à présent : ce n’était qu’un nom mythique. La chose qui vivait en lui depuis lors aurait été mieux définie comme un assemblage ; une personnalité artificielle, tissée dans la coque du Voile, placée là par ceux qui se trouvaient à l’intérieur et qui voulaient que Sylveste fasse office d’émissaire pour eux ; qu’il étende leur influence au-delà du rideau infranchissable de l’espace-temps.
Ce qu’ils attendaient de lui était très simple, rétrospectivement.
Il devait aller à Resurgam, où les ossements de leurs ancêtres corporels étaient enfouis.
Il devait trouver le dispositif inhibiteur.
Et, si le dispositif était toujours opérationnel, l’activer, afin qu’il l’identifie comme un membre d’une espèce intelligente nouvellement émergée.
Si les Inhibiteurs étaient toujours dans le secteur, l’humanité serait identifiée comme l’espèce suivante sur la liste des cibles à éliminer.
Sinon, les Vélaires pourraient tranquillement ressortir.
La lumière bleutée qui l’entourait lui paraissait à présent indiciblement maléfique. Il se pouvait que, rien qu’en entrant, il en ait déjà trop fait. Peut-être avait-il déjà manifesté une intelligence suffisante pour convaincre le dispositif inhibiteur qu’il représentait une espèce digne d’être anéantie.
Il détestait ce que les Amarantins étaient devenus ; il se détestait d’avoir consacré une partie tellement importante de sa vie à leur étude. Mais que pouvait-il y faire, à présent ? Il était beaucoup trop tard pour avoir des remords.
Le tunnel s’était élargi, et il se retrouva – sans contrôle conscient du scaphandre – dans une chambre à facettes, baigné dans la même lueur bleue, putride, pleine de formes étranges, qui évoquaient des reconstitutions de cellules humaines. Les formes étaient toutes rectilignes, des carrés, des rectangles et des rhomboïdes complexes, reliés les uns aux autres, formant des sculptures suspendues qui ne répondaient à aucune tendance esthétique identifiable.
— Qu’est-ce que c’est ? souffla-t-il.
— Disons que ce sont des puzzles, répondit le Voleur de Soleil. L’idée est que, en tant qu’explorateur intelligent et curieux, vous ne pouvez résister à la pulsion de les compléter, de déplacer les formes afin d’obtenir les configurations géométriques impliquées par les pièces.
Il voyait ce que le Voleur de Soleil voulait dire. Le plus proche assemblage, par exemple… Il était évident que… il suffirait de quelques manipulations pour obtenir un tesseract… c’était presque tentant…
— Ne comptez pas sur moi pour faire ça, dit Sylveste.
— Vous n’aurez pas besoin de le faire.
En guise de démonstration, le Voleur de Soleil obligea les appendices supérieurs de son scaphandre à se tendre vers l’assemblage, lequel était beaucoup plus proche qu’il ne l’avait d’abord cru. La main du scaphandre empoigna la première pièce et la mit en place sans effort.
— Il y aura d’autres épreuves, en d’autres lieux. Vos processus mentaux seront soumis à un examen scrupuleux, approfondi, de même que, plus tard, votre biologie. Je crains que ces dernières procédures ne soient pas spécialement agréables. Mais elles ne seront pas fatales non plus. Ça découragerait les visiteurs suivants, à partir desquels pourrait être assemblée une image plus vaste de l’ennemi, fit le Voleur de Soleil avec, dans la voix, quelque chose qui s’apparentait à de l’humour, comme s’il avait été assez longtemps en compagnie d’êtres humains pour acquérir quelques-uns de leurs tropismes. Vous serez, hélas, le seul représentant humain à entrer dans ce dispositif. Mais soyez assuré que vous ferez un excellent spécimen.
— C’est là que vous vous trompez, répliqua Sylveste.
Le premier signe d’inquiétude transparut dans la voix implacable, silencieuse, du Voleur de Soleil.
— Expliquez-vous, je vous prie.
L’espace d’un instant, Sylveste s’abstint de réagir.
— Calvin, commença-t-il enfin. J’ai quelque chose à te dire. (Tout en parlant, il se demanda à la fois pourquoi il le faisait et à qui il s’adressait en réalité.) Quand nous étions dans la lumière blanche, quand nous avons tout partagé, dans la matrice de Hadès, j’ai découvert quelque chose ; une chose que j’aurais dû savoir il y a des années.
— Sur toi, c’est ça ?
— Sur moi, oui. Sur ce que je suis. Sur les raisons pour lesquelles je ne peux te détester, car ce serait retourner cette haine contre moi-même. Comme si je te haïssais vraiment, d’ailleurs.
Sylveste avait envie de pleurer ; c’était la dernière fois qu’il en aurait l’occasion. Mais ses yeux ne le lui permettraient pas ; ils ne le lui avaient jamais permis.
— Ça n’a pas très bien marché, hein ? Ce que j’ai fait de toi. Ce n’était pas ce que j’avais prévu. Enfin, je ne peux pas dire que je suis déçu de ce que tu es devenu. De ce que je suis devenu, rectifia Calvin.
— Je suis content de l’avoir découvert, même si c’était un peu tardif.
— Que vas-tu faire ?
— Tu le sais déjà. Nous avons tout partagé, non ? répondit Sylveste en riant malgré lui. Maintenant, tu connais aussi tous mes secrets.
— Ah. Tu parles de ce petit secret-là, c’est ça ?
— Quoi ? siffla le Voleur de Soleil, d’une voix pareille à un crépitement de quasars dans le lointain.
— Je suppose que vous avez écouté les conversations que j’ai tenues sur le bâtiment, répondit Sylveste. Quand je leur ai laissé penser que je bluffais.
— Que vous bluffiez ? demanda la chose. À quel sujet ?
— Au sujet de la poussière de feu que j’avais dans les yeux, répondit Sylveste.
Il rit plus fort, cette fois. Et il exécuta la série de commandes neurales qu’il avait depuis longtemps mémorisée. Une série d’instructions qui initiaient une cascade d’événements dans les circuits de ses yeux et – pour finir – dans les minuscules grains d’antimatière confinée qu’ils contenaient.