Il y eut une lumière plus pure que toutes celles qu’il avait connues, même dans le portail qui menait à Hadès.
Et puis il n’y eut plus rien.
C’est Volyova qui le vit la première.
Elle attendait que le bâtiment l’élimine. Elle attendait en regardant l’immense forme conique aussi noire que la nuit, uniquement visible parce qu’elle masquait la lumière des étoiles en s’approchant d’elle. Elle la regardait s’approcher de l’allure délibérée d’un requin. Quelque part dans son immensité, des systèmes pesaient les avantages et les inconvénients des différentes façons de l’éliminer afin de sélectionner la plus intéressante. C’était la seule explication qu’elle voyait au fait de n’être pas encore morte, puisqu’elle était à distance de frappe de chacune de ses armes. Peut-être la présence du Voleur de Soleil lui avait-elle conféré une sorte de sens de l’humour tordu ; le désir de la tuer avec une lenteur sadique ; un processus qui commençait par cette attente mortelle, l’attente de quelque chose, n’importe quoi. Son imagination était maintenant sa pire ennemie ; elle lui rappelait trop efficacement tous les systèmes susceptibles de servir les buts du Voleur de Soleil, les armes qui pourraient la faire frire en quelques heures, la démembrer sans la tuer immédiatement (des lasers réglés pour cautériser les chairs, par exemple), ou la broyer (un groupe de cyborgs externes, par exemple). Oh, le fonctionnement de ses processus mentaux était admirable ! Et c’était, en gros, la même inventivité qui avait donné naissance à tant de modes d’élimination possibles.
Et c’est alors qu’elle le vit.
L’éclair jaillit de la surface de Cerbère, marquant un bref instant l’emplacement de la tête de pont. Pendant une fraction de seconde, une lumière phénoménale avait brillé dans le monde et s’était aussitôt éteinte.
Une lumière intérieure, ou une explosion phénoménale ?
Elle regarda voler dans l’espace les entrailles de roches et de machines pulvérisées.
Khouri mit un moment à admettre qu’elle n’était pas vraiment morte. Elle était pourtant sûre d’être condamnée à plus ou moins bref délai. Elle s’attendait au minimum à être provisoirement réveillée par la douleur. Ce seraient ses derniers moments de conscience avant que Hadès ne la désintègre, avant qu’elle ne disparaisse, le corps et l’âme dépecés par les serres monstrueuses de la gravité qui entourait l’étoile neutronique. Elle s’attendait aussi à avoir le plus beau mal de tête depuis que la Demoiselle avait invoqué ses souvenirs enfouis de la Guerre de l’Aube. Sauf que, cette fois, ce serait une migraine d’origine purement chimique.
Elles avaient trouvé le cabinet à liqueurs de la chambre-araignée.
Et elles l’avaient vidé jusqu’à la dernière goutte.
Mais elle avait la tête douloureusement claire, comme une vitre qu’on vient de laver ; pas trace de griserie. Elle était très vite revenue à la conscience, d’ailleurs, sans transition, sans se sentir vaseuse, comme si l’instant précédant celui où elle avait ouvert les yeux n’avait jamais existé. Mais elle n’était pas dans la chambre-araignée. En y réfléchissant, elle se rappelait s’être réveillée ; elle se rappelait aussi le terrible assaut de ces marées, et comment elles avaient, Pascale et elle, rampé vers le centre de la pièce pour atténuer les tensions différentielles. Ça avait dû rater ; elles avaient compris, à un moment donné, qu’elles ne pouvaient survivre, c’était impossible. La seule chose qu’elles pouvaient faire était d’endormir la douleur, d’une façon ou d’une autre…
Au nom du diable, où était-elle ?
Elle s’était réveillée, le dos plaqué sur une surface dure, aussi résistante que le béton. Au-dessus, les étoiles tournaient, tournaient, tournaient follement dans le ciel, et il y avait quelque chose qui n’allait pas dans la façon dont elles se déplaçaient, comme si elle les voyait à travers une lentille grossissante qui aurait occupé tout le ciel, d’un horizon à l’autre. Elle se rendit compte qu’elle pouvait bouger, se releva et manqua tomber à la renverse.
Elle était en scaphandre.
Elle n’en avait pas, dans la chambre-araignée. C’était le même genre de tenue qu’elle portait à la surface de Resurgam, et que Sylveste avait dû revêtir pour entrer dans Cerbère. Comment était-ce possible ? Si cette expérience était un rêve, alors il ne ressemblait à aucun de ceux qu’elle avait jamais faits, parce qu’elle pouvait consciemment en relever les contradictions sans que tout l’édifice s’écroule autour d’elle.
Elle était dans une plaine. Une plaine couleur de métal en train de se refroidir ; pas tout à fait aveuglante, mais assez brillante pour faire mal aux yeux. Aussi plate qu’une plage à marée basse. La plaine, maintenant qu’elle la voyait de plus près, était tavelée, mais pas au hasard : elle était ornée de dessins complexes, ordonnés, comme un tapis persan. Entre chaque niveau de dessin s’en trouvait un autre, jusqu’à ce que l’agencement vacille au bord du microscopique, et s’abîme probablement dans de plus petits royaumes, dans le subnucléaire et le quantique. Et c’était en mouvement ; ça se brouillait, ça redevenait net et ça repassait constamment du flou au net, d’un instant à l’autre. Elle finit par se sentir vaguement mal et reporta son attention vers l’horizon.
Qui semblait très proche, en vérité.
Elle se mit à marcher, écrasant le sol mouvant sous ses pieds. Les schémas se réorganisaient, créaient des dalles lisses, sur lesquelles elle pouvait mettre les pieds.
Il y avait quelque chose, droit devant elle, sous le champ d’étoiles tourbillonnantes.
Une chose qui faisait une bosse, sur la courbe lisse de l’horizon tout proche : un petit monticule sur lequel se dressait un socle. Comme elle s’approchait, un mouvement attira son regard. Le socle ressemblait à une bouche de métro : trois murets encadrant une volée de marches qui descendaient dans les entrailles de la planète.
Le mouvement était causé par une silhouette qui remontait des profondeurs ; une femme. Elle gravissait les marches patiemment, avec énergie, comme si elle prenait l’air du matin pour la première fois. Elle ne portait pas de scaphandre. En réalité, elle portait exactement les mêmes vêtements que lors de leur dernière rencontre.
Pascale Sylveste.
— Il y a longtemps que je vous attends, dit-elle, sa voix portant dans le vide sombre qui les séparait.
— Pascale ?
— Oui, répondit-elle, avant de préciser : D’une certaine façon. Oh, ma chère ! ça ne va pas être facile à expliquer… Enfin, j’ai eu tout le temps de répéter…
— Pascale… Que s’est-il passé ? questionna Khouri (il lui paraissait impudent de lui demander pourquoi elle n’avait pas de scaphandre, pourquoi elle n’était pas morte). Quel est cet endroit ?
— Vous n’avez pas encore compris ?
— Désolée de vous décevoir.
Pascale eut un sourire compréhensif.
— Vous êtes sur Hadès. Vous vous souvenez ? L’étoile neutronique. Celle qui nous attirait en son cœur. Eh bien, ce n’était pas ça. Une étoile neutronique, je veux dire.
— Sur Hadès ?
— Oui, dessus. Vous ne vous attendiez pas à ça, hein ?
— Ça non, vous pouvez le dire !
— Je suis là depuis aussi longtemps que vous, reprit Pascale. Ce qui veut dire quelques heures seulement ; mais j’ai passé ce temps sous la croûte, où les choses vont un peu plus vite. Alors j’ai l’impression que ça fait beaucoup plus.
— Beaucoup plus ? Combien ?
— Disons quelques décennies… Sauf qu’à certains égards le temps ne passe pas vraiment, et même pas du tout, ici.
Khouri hocha la tête comme si tout ça était parfaitement sensé.