— Pascale… Je crois qu’il va falloir que vous m’expliquiez…
— Bonne idée. Je vais le faire en descendant.
— En descendant où ça ?
Elle fit signe à Khouri de la suivre vers l’escalier qui s’enfonçait dans les profondeurs de la plaine rouge cerise, comme si elle avait invité une voisine à prendre l’apéritif.
— À l’intérieur, répondit Pascale. Dans la matrice.
La mort n’était pas encore venue.
Volyova passa l’heure suivante à regarder – à l’aide du super-zoom de son scaphandre – la tête de pont qui se déformait lentement, comme un pot de yaourt mis au four. Elle la vit se dissoudre graduellement dans la croûte qui la digérait, et perdre finalement la bataille contre Cerbère.
Trop vite ; trop tôt.
Les choses ne se passaient pas comme elles auraient dû, et ça la tenaillait. Elle était sur le point de mourir, certes, mais elle n’aimait pas voir faillir l’une de ses créations et – merde ! – faillir si prématurément.
Pour finir, incapable d’en supporter davantage, elle se retourna vers le bâtiment, tendit le doigt comme une dague, dans une fureur meurtrière, puis elle écarta largement les bras en croix. Elle ignorait si le vaisseau était capable de lire ses transmissions vocales.
— Viens un peu par ici, svinoï ! Finissons-en ! J’en ai assez ! Je ne veux plus voir ça. Finissons-en !
Un sas s’ouvrit, dans la coque du bâtiment, révélant brièvement l’intérieur éclairé d’un orange vif. Elle s’attendait plus ou moins à en voir sortir une arme meurtrière, dont elle se souvenait à peine ; peut-être une chose qu’elle aurait inventée dans un spasme de créativité alcoolique.
À la place, une navette en émergea et s’approcha lentement d’elle.
Pascale raconta à Khouri que l’étoile neutronique n’en était pas une, ou plutôt, qu’elle en avait été une il y avait très très longtemps, ou que c’était ce qu’elle aurait été sans une certaine intervention sur laquelle Pascale refusa de s’étendre. Mais l’idée était simple. L’étoile neutronique avait été convertie en un ordinateur géant, d’une rapidité aveuglante – et qui, d’une façon très bizarre, était capable de communiquer avec son propre passé et ses « moi » futurs.
— Qu’est-ce que je fous là ? demanda Khouri, alors qu’elles descendaient l’escalier. Non, j’ai une meilleure question : qu’est-ce qu’on fout là, toutes les deux ? Et comment se fait-il que vous en sachiez tellement plus que moi, tout d’un coup ?
— Je vous l’ai dit : il y a plus longtemps que je suis dans la matrice, répondit Pascale en s’arrêtant sur l’une des marches. Écoutez, Khouri – ce que je vais vous dire ne va peut-être pas vous plaire. D’abord, vous êtes morte ; pour le moment, du moins.
Khouri fut moins surprise par la nouvelle qu’elle ne l’aurait cru. Ça paraissait presque prévisible.
— Nous sommes mortes dans les marées gravitationnelles, répondit Pascale d’un ton factuel. Nous nous sommes trop rapprochées de Hadès, et les marées nous ont déchiquetées. Ça n’a pas été très agréable, d’ailleurs. Mais la plupart des souvenirs que vous auriez pu en conserver n’ont pas été sauvegardés, alors vous ne vous en souvenez pas.
— Sauvegardés ?
— D’après toutes les lois physiques normales, nous aurions dû être concassées, réduites en atomes. Et d’une certaine façon, c’est ce qui nous est arrivé. Mais les données qui nous décrivent ont été conservées dans le flux de gravitons qui nous séparait – ou plutôt, qui séparait nos restes – de Hadès. La force qui nous a tuées nous a aussi enregistrées, et a transmis les données à la croûte…
— D’accord, fit lentement Khouri, résolue à prendre la nouvelle pour argent comptant – jusqu’à plus ample informé, du moins. Et une fois que nous avons été transmises à la croûte ?
— Nous avons été… comment dire ? ramenées à la vie sous forme de simulation. Évidemment, la computation de la croûte se produit beaucoup plus vite qu’en temps réel. C’est pour ça que j’ai passé plusieurs dizaines d’années de temps subjectif à l’intérieur, dit-elle comme pour s’excuser.
— Je ne me rappelle pas avoir passé plusieurs dizaines d’années où que ce soit.
— C’est parce que ça ne vous est pas arrivé. Vous avez été ramenée à la vie, mais vous n’avez pas voulu rester ici. Vous ne vous en souvenez pas et pourtant c’est vous qui l’avez décidé. Rien ne vous retenait ici.
— Ce qui veut dire que quelque chose vous y retenait, vous ?
— Oh oui, fit Pascale avec émerveillement. Oh oui ! Mais j’y viendrai.
Elles arrivèrent, en bas de l’escalier, dans un corridor éclairé par des lanternes dignes d’un conte de fées. Les murs grouillaient de la même lueur fractale que la surface. Ils rayonnaient d’une intense activité, comme si l’algèbre infiniment complexe d’une machine impossible à deviner bourdonnait constamment, juste hors de portée.
— Que suis-je ? demanda Khouri. Et vous, qu’êtes-vous ? Vous avez dit que j’étais morte. Ce n’est pas l’impression que j’ai. Je n’ai pas l’impression d’être simulée dans je ne sais quelle matrice. J’étais bien sur la surface, non ?
— Vous êtes de chair et de sang, répondit Pascale. Vous êtes morte, et vous avez été recréée. Votre corps a été reconstitué à partir des éléments chimiques présents dans la croûte extérieure de la matrice. Vous avez été ranimée, on vous a ramenée à la conscience. Le scaphandre que vous portez provient aussi de la matrice.
— Vous voulez dire que quelqu’un qui portait un scaphandre s’est rapproché suffisamment pour être tué par les marées ?
— Non… répondit prudemment Pascale. Non ; il y a un autre moyen d’entrer dans la matrice. Un moyen beaucoup plus simple. Ou du moins, il l’était.
— Je devrais être morte, quand même. Rien ne peut vivre sur une étoile neutronique. Ni dedans, d’ailleurs.
— Je vous l’ai dit ; ce n’en est pas une.
Elle lui expliqua alors comment ce miracle était possible ; comment la matrice générait une poche de gravité tolérable dans laquelle elle pouvait vivre ; comment ce résultat était obtenu, par la circulation, dans les profondeurs de la croûte, de quantités affolantes de matière dégénérée. Peut-être un sous-produit computationnel. Ou peut-être pas. Mais, telle une lentille divergente, le flux concentrait la gravité et l’éloignait d’elle, pendant que des forces tout aussi farouches empêchaient les murs de s’effondrer à une vitesse à peine inférieure à celle de la lumière.
— Et vous ?
— Je ne suis pas comme vous, répondit Pascale. Le corps que je porte n’est qu’une enveloppe que j’anime comme une marionnette, et qui me permet de vous rencontrer. Il est formé de la même matière nucléaire que la croûte. Les neutrons sont solidarisés par des quarks étranges, afin que je ne me volatilise pas sous l’effet de ma propre pression quantique. Mais je ne pense pas, dit-elle en portant la main à son front. Ça, c’est tout autour de vous que ça se passe, dans la matrice proprement dite. Je vous demande de m’excuser – ça va vous paraître terriblement grossier – mais je trouverais mortellement ennuyeux d’être obligée de ne rien faire d’autre que de vous parler. Comme je disais, nos vitesses de computation sont très différentes. J’espèce que vous ne le prenez pas mal ? Ça n’a rien de personnel, j’espère que vous le comprenez.
— N’ayez crainte, répondit Khouri. Je suis sûre que je penserais comme vous.
Le corridor s’élargit, ou plutôt elles se retrouvèrent dans le bureau d’un savant, un savant des cinq ou six derniers siècles, à en juger par tout le matériel scientifique qui s’y trouvait. La couleur dominante était le marron, le marron du temps qui passe, des étagères qui couvraient les murs et des reliures patinées des vieux livres rangés sur les rayons, le brun lustré du bureau d’acajou, le bronze des appareils scientifiques disposés un peu partout, en guise de décoration. Les murs libres étaient occupés par des vitrines de bois contenant des ossements jaunis : des squelettes non humains, qu’on aurait pu, au premier abord, prendre pour des fossiles de dinosaures ou de gros oiseaux sans ailes, à présent disparus, pourvu qu’on ne prête pas une attention exagérée à la capacité du crâne non humain, à l’ampleur de l’esprit qu’il contenait sûrement jadis.