Выбрать главу

C’est alors que tout changea.

Une vague partie de l’horizon fonça vers eux à la vitesse du jour levant, bouleversant tout sur son passage. Des nuages aussi vastes que des empires apparurent dans le ciel de plus en plus bleu, alors que le soleil continuait à descendre vers l’horizon crépusculaire. Et le paysage n’était plus aride mais d’un vert luxuriant, car cette vague de transformation laissait sur son passage des lacs et des arbres – des arbres inconnus –, et même des routes qui serpentaient entre des maisons en forme d’œuf, groupées en hameaux. Vers l’horizon, une agglomération plus vaste entourait une mince flèche qui montait à l’assaut du ciel. Khouri regarda tout cela comme si elle n’en croyait pas ses yeux, frappée par l’immensité de ce qu’elle voyait : un monde entier retourné à la vie. Et puis – mais c’était peut-être une illusion d’optique, elle ne le saurait jamais – elle crut les voir bouger entre les maisons. Ils allaient aussi vite que des oiseaux, mais sans jamais quitter le sol ; sans jamais prendre leur essor.

— Tout ce qu’ils ont été, reprit Pascale, ou du moins l’essentiel, est stocké dans la matrice. Ce n’est pas une reconstitution archéologique, Khouri. C’est Resurgam, comme ils y vivent à présent. Ramenés à la vie par la force de la volonté de ceux qui ont survécu. C’est un monde entier, complet, jusqu’au plus petit détail.

Khouri parcourut la pièce du regard et comprit.

— Et vous allez l’étudier, c’est ça ?

— Pas seulement l’étudier, répondit Sylveste en sirotant sa vodka. Y vivre. Jusqu’à ce que nous en ayons assez, ce qui n’est pas pour tout de suite, j’imagine.

Alors elle les laissa dans leur bureau reprendre la conversation profonde et grave qu’ils avaient interrompue le temps de s’occuper d’elle.

Elle remonta l’escalier et se retrouva à la surface de Hadès. La croûte était toujours embrasée par les feux du couchant, toujours grouillante de calculs. Elle était suffisamment restée là pour que ses sens se soient affûtés, et elle se rendit compte que, depuis le début, la croûte palpitait sous ses pieds comme si un moteur titanesque rugissait en dessous. Elle se dit que la vérité ne devait pas être si éloignée. C’était un moteur de simulation.

Elle pensa à Sylveste et Pascale, qui partaient pour une nouvelle journée d’exploration de leur fabuleux nouveau monde. Depuis qu’elle les avait quittés, des années avaient passé pour eux. Ça semblait ne pas avoir grande importance. Elle les croyait capables de ne choisir la mort que lorsque tout le reste aurait cessé de les fasciner. Ce qui, comme l’avait dit Sylveste, n’était pas près d’arriver.

Elle brancha le communicateur de son scaphandre.

— Ilia… vous m’entendez ? Oh, merde… C’est idiot. Mais ils m’avaient dit que vous étiez peut-être encore en vie.

Il n’y eut pas de réponse. Juste le bruit blanc de l’électricité statique. Tout espoir évanoui, elle regarda la plaine ensanglantée autour d’elle en se demandant ce qu’elle allait faire maintenant.

Et puis…

— Khouri, c’est vous ? Qu’est-ce qui vous prend d’être encore en vie ?

Sa voix avait quelque chose de très bizarre. Elle montait et descendait la gamme comme si elle avait trop bu, mais c’était trop régulier pour être ça.

— Je pourrais vous en dire autant ! La dernière chose dont je me souvienne, c’est que la navette était kaput. Et vous me dites que vous êtes toujours dans le coin, à dériver ?

— Mieux que ça, répondit Volyova, sa voix parcourant toute la gamme du spectre. Je suis à bord d’une navette. Vous m’entendez ? Je suis à bord d’une navette !

— Comment diable… ?

— C’est le vaisseau qui l’a envoyée. Le Spleen, fit Volyova, le souffle court, comme si elle était surexcitée, ou avide de raconter son histoire. Je croyais qu’il allait me tuer. Je n’attendais plus que ça, le coup de grâce. Mais il n’est jamais venu. Au lieu de ça, le bâtiment m’a envoyé une navette !

— Ça n’a pas de sens. Le Voleur de Soleil, qui s’en était emparé, devrait être encore en train d’essayer de nous éliminer…

— Mais non ! fit Volyova du même ton de jubilation enfantine. Il y a une explication à ça. J’ai fait quelque chose, et ça a dû marcher. Enfin, je crois…

— Et qu’avez-vous fait, Ilia ?

— J’ai… euh, j’ai laissé le capitaine se réchauffer.

— Vous avez fait quoi ?

— Oui. C’était une approche assez radicale du problème. Mais j’ai pensé que si un parasite tentait de prendre le contrôle du bâtiment, le moyen le plus sûr de le combattre était d’en déchaîner un autre, encore plus puissant. (Volyova s’interrompit, comme si elle attendait que Khouri lui confirme que c’était la seule chose sensée à faire. Rien ne venant, elle poursuivit :) C’était il y a une journée à peine – vous savez ce que ça veut dire ? En une heure, une seule et unique heure, la peste a dû transformer une partie substantielle du bâtiment ! Ça implique une vitesse de contamination incroyable : des centimètres à la seconde !

— Vous êtes sûre que c’était une bonne idée ?

— Khouri, c’est probablement la chose la moins raisonnable que j’aie jamais faite de ma vie. Mais on dirait que ça a marché. Nous avons troqué un mégalomane contre un autre, mais au moins celui-ci a l’air un peu moins voué à notre destruction.

— J’imagine que ça va dans la bonne direction. Où êtes-vous, maintenant ? Vous êtes remontée à bord ?

— Non, pas du tout. J’ai passé les dernières heures à vous chercher. Où étiez-vous passée, Khouri ? Je n’arrive pas à obtenir une localisation significative de votre position.

— Je ne crois pas que vous ayez envie de le savoir.

— Bon, on verra. Mais je veux que vous reveniez à bord du bâtiment le plus vite possible. Je ne tiens pas à m’y retrouver seule, figurez-vous. Je crains qu’il n’ait plus grand-chose à voir avec ce qu’il était quand nous en sommes parties, avec la chambre-araignée. Vous… euh, vous pourriez me rejoindre ?

— Oui, je crois.

Khouri fit ce qu’on lui avait dit de faire quand elle voudrait quitter Hadès. Ça n’avait pas beaucoup de sens, mais Pascale était formelle : la matrice comprendrait le message et projetterait dans l’espace une bulle à faible gravité ; une bouteille dans laquelle elle pourrait regagner la sécurité.

Elle écarta largement les bras, comme des ailes ; comme si elle allait voler.

Le sol rouge – toujours aussi fluctuant, changeant – s’éloigna, en dessous d’elle.

FIN DU TOME I

ALASTAIR REYNOLDS

Alastair Reynolds est né au pays de Galles en 1966. Après des études d’astronomie et de physique à l’université de Newcastle, il poursuit son cursus en Écosse à St Andrews. En 1991, il s’installe en Hollande et travaille pour l’ESA (Agence spatiale européenne) ainsi qu’à l’université d’Utrecht. Il est aujourd’hui astrophysicien et écrit des romans de science-fiction en mettant ses connaissances scientifiques au service de son imagination féconde.