— Je ne suis pas d’ici.
— Non, c’est ce que j’ai entendu dire. Vous étiez dans l’armée et il vous est arrivé quelque chose de terrible. Eh bien, je vais vous raconter : les scannings se sont tous parfaitement déroulés. Le problème résidait dans le logiciel qui était censé exécuter les informations scannées et permettre aux ondes alpha d’évoluer vers l’avenir, d’éprouver la conscience, l’émotion, la mémoire, tout ce qui fait de nous des êtres humains. Les choses ont assez bien marché jusqu’au scanning du dernier des Quatre-Vingts, un an après le premier. C’est alors que les premiers volontaires ont commencé à souffrir d’étranges pathologies. Ils se sont effondrés de façon irrécupérable, ou enfermés dans des boucles de rétroaction dont ils ne pouvaient sortir.
— Vous avez dit qu’elle avait eu de la chance ?
— Quelques-uns des Quatre-Vingts tournent toujours, répondit Taraschi. Il y a près d’un siècle et demi que ça dure. Même la peste ne les a pas affectés : ils avaient émigré vers des ordinateurs sécurisés, dans ce que nous appelons maintenant la Ceinture de la Rouille. Mais il y a un moment maintenant qu’ils sont coupés de tout contact avec le monde réel. Ils évoluent dans des environnements simulés de plus en plus élaborés, ajouta-t-il après une pause.
— Et votre mère ?
— C’est elle qui m’a suggéré de la rejoindre. La technologie du scanning est plus perfectionnée, maintenant. On n’en meurt pas forcément.
— Alors, où est le problème ?
— Ce ne serait plus moi. Juste une copie, et ma mère le saurait. Alors que maintenant… maintenant, poursuivit-il en palpant à nouveau la petite blessure, étant définitivement mort dans le monde réel, la copie sera tout ce qui restera de moi. J’ai le temps de me faire scanner avant que la toxine n’induise des dommages tangibles dans ma structure neurale.
— Vous n’auriez pas pu vous l’injecter vous-même ?
— Ç’aurait été trop clinique, répondit Taraschi avec un sourire. Après tout, je suis en train de me tuer, et ce n’est pas une chose qu’on fait à la légère. En vous impliquant, je prolongeais la décision et j’introduisais un élément de hasard. J’aurais pu décider que la vie était préférable et vous résister, et vous auriez pu l’emporter quand même.
— La roulette russe aurait coûté moins cher.
— Trop rapide, trop aléatoire, et beaucoup, beaucoup moins stylé. (Il s’approcha d’elle et, avant qu’elle ait le temps d’esquiver, lui prit la main et la serra, comme n’importe quel individu concluant un marché.) Merci, Ana.
— Merci ?
Sans répondre, il passa devant elle, se dirigea vers le bruit. L’empilage sacrificiel de têtes et de bustes s’écroula, des pas retentirent dans l’escalier. Puis un vase cobalt vola en éclats. La barricade avait cédé. Khouri entendit le murmure des hovercams, mais elle ne reconnut pas la foule attendue. C’étaient des gens habillés normalement, sans ostentation, les fortunes ancestrales du Dais. Trois hommes âgés portaient des ponchos, des faluches et des lunettes vidéo en écaille de tortue. Les caméras planaient docilement au-dessus d’eux comme des drones. On vit enfin apparaître deux palanquins de bronze, dont l’un était trop petit pour accueillir autre chose qu’un enfant. Un homme en veste de matador violette filmait à l’aide d’un petit caméscope grand comme la main. Deux adolescentes abritées sous des parapluies ornés de grues et de pictogrammes chinois peints à la main entouraient une femme plus âgée, au visage incolore. On aurait dit un papier d’origami déplié, tout écrasé. Elle se jeta aux genoux de Taraschi en pleurant. Khouri ne l’avait jamais vue, mais elle sut, intuitivement, que c’était la femme de Taraschi et que la fléchette de toxines venait de la priver de lui.
Elle braqua sur Khouri ses yeux gris fumée, limpides, et dit d’une voix blanche, rendue atone par la colère :
— J’espère que vous êtes bien payée pour ça.
— Je ne fais que mon travail, répondit Khouri, mais eut le plus grand mal à articuler ces paroles.
Les gens aidèrent Taraschi à regagner l’escalier. Khouri les regarda descendre et disparaître à sa vue. La femme se retourna, lui lança un dernier regard de reproche. Khouri les entendit s’éloigner, elle entendit le bruit de leurs pas sur le sol de pierre reconstituée. Des minutes passèrent. Elle se croyait complètement seule lorsqu’il y eut un mouvement derrière elle.
Elle fit volte-face, braquant machinalement le pistolet à toxines, une nouvelle flèche engagée dans la chambre.
Un palanquin émergea d’entre deux tombeaux.
— C’est vous, la Caisse ?
Elle baissa le canon de son arme. À quoi aurait-elle bien pu lui servir, de toute façon ? La toxine était prévue pour agir exclusivement sur la biochimie de Taraschi.
Mais ce n’était pas le palanquin de la Caisse : il ne portait aucune marque, aucun ornement. Il était tout noir, en fait. À cet instant, il s’ouvrit – c’était la première fois qu’elle voyait s’ouvrir un palanquin –, et il en sortit un homme qui s’approcha d’elle sans crainte. Il portait une veste de matador violette ; pas le genre de tenue qu’elle s’attendait à voir sur un hermétique obsédé par la peur de la contamination. D’une main, il tenait un accessoire à la mode : une caméra miniaturisée.
— On s’est occupé de la Caisse, répondit l’homme. À partir de maintenant, Khouri, vous n’aurez plus à vous en soucier.
Il parlait avec un petit accent doux, qui n’était pas de la région, pas du système et même pas du Bout du Ciel.
— Qui êtes-vous ? Vous avez des liens avec Taraschi ?
— Non, je suis juste venu voir si vous étiez aussi efficace que le prétendait votre réputation. Et je crains que vous ne le soyez. Ce qui veut dire qu’à partir de maintenant vous travaillez pour la même personne que moi.
Elle se demanda si elle pourrait lui loger une flèche dans l’œil. Il n’en mourrait pas, mais ça lui rabattrait sûrement son caquet.
— Et pour qui travaillez-vous ?
— La Demoiselle, répondit l’homme.
— Jamais entendu parler.
Il leva l’objectif de la petite caméra. Qui s’ouvrit comme un œuf de Fabergé particulièrement ingénieux. Des centaines de fragments de jade se positionnèrent élégamment et, soudain, elle se retrouva nez à nez avec le canon d’une arme à feu.
— Non, mais elle, elle a entendu parler de vous.
3
Il fut réveillé par des cris.
Sylveste tendit la main vers son réveil tactile et vérifia la position des aiguilles. Il avait rendez-vous avec sa biographe dans moins d’une heure. Le raffut, au-dehors, n’avait devancé la sonnerie que de quelques minutes. Intrigué, il repoussa les draps de sa couchette et se dirigea à tâtons vers la haute fenêtre garnie de barreaux. Il était toujours à moitié aveugle, juste après son réveil, le temps que ses yeux effectuent les contrôles de routine. La procédure se traduisait par la projection d’à-plats de couleurs primaires sur son environnement, qui prenait un aspect bizarre, comme si la pièce avait été repeinte pendant la nuit par un bataillon d’artistes cubistes délirants.
Il écarta le rideau. Sylveste était grand, mais pas assez pour voir grand-chose par la petite fenêtre, à moins de monter sur une pile de livres spécialement choisis à cet effet dans sa bibliothèque : de vieilles éditions en fac-similé. Et même alors, la vue était on ne peut plus rébarbative. Cuvier était construite à l’intérieur et autour d’un unique dôme géodésique, occupé pour l’essentiel par des bâtiments rectangulaires de six ou sept étages, jetés là dès les premiers jours de la mission et conçus plus pour durer qu’en fonction de considérations esthétiques. Les structures n’étaient pas autoréparables, et la nécessité de se préserver contre les risques de rupture du dôme avait entraîné la construction d’édifices susceptibles non seulement de résister à des tempêtes de verre, mais aussi d’être pressurisés indépendamment les uns des autres. Les bâtisses grisâtres, aux petites fenêtres, étaient reliées par des routes sur lesquelles se déplaçaient normalement quelques véhicules électriques.