Ce jour-là, il n’y en avait aucun.
Calvin avait équipé ses yeux d’un zoom à mémoire, mais son utilisation exigeait une certaine concentration, comparable à celle qu’impliquait l’inversion d’une illusion d’optique. Des bâtons, vus en raccourci, s’agrandirent, devinrent des personnages en mouvement et non plus les éléments amorphes d’un essaim. Sylveste ne distinguait ni leur expression, ni leurs traits, mais les gens dans la rue définissaient leur propre personnalité par leur façon de marcher, et il était devenu extraordinairement doué pour le déchiffrage de ce genre de nuances. Le gros de la foule suivait l’artère centrale de Cuvier, derrière une meute brandissant des banderoles et des pancartes couvertes de slogans. En dehors de quelques devantures de vitrines barbouillées de graffitis et d’un petit sapin japonais déraciné un peu plus loin, le long du mail, la foule n’avait pas causé beaucoup de dégâts, mais ce que les manifestants ne voyaient pas, c’était la troupe de miliciens de Girardieau massés au bout du mail. Ils venaient de sortir d’une camionnette et bouclaient leurs armures caméléon, qui parcoururent toute une gamme de couleurs avant d’adopter la même teinte apaisante, jaune de chrome.
Il fit une toilette de chat – éponge et cuvette d’eau chaude –, égalisa soigneusement sa barbe et s’attacha les cheveux. Il enfila une chemise, un pantalon de velours et un kimono orné de squelettes lithographiques amarantins. Ensuite, il prit son petit déjeuner – il y avait toujours à manger derrière la petite trappe quand le réveil sonnait –, puis il regarda à nouveau l’heure. Elle allait bientôt arriver. Il refit le canapé-lit – un canapé de cuir rouge, genre Chesterfield –, le replia.
Pascale était, comme toujours, escortée par un gorille humain et quelques cyborgs armés, mais ils restèrent sur le seuil de la pièce. Elle entra, accompagnée par un bourdonnement, quelque chose qui vibrait comme une guêpe mécanique. Ça avait l’air inoffensif, mais il savait que s’il avait le malheur de faire un pet dans sa direction, il se retrouverait avec un joli trou au milieu du front.
— Bonjour, dit-elle.
— « Bon » ? Pas vraiment ! grinça Sylveste en indiquant la fenêtre. Je suis même surpris que vous ayez réussi à arriver jusqu’ici.
Elle s’assit sur un tabouret recouvert de velours.
— J’ai des relations dans la sécurité. Ce n’était pas difficile, malgré le couvre-feu.
— Le couvre-feu ! Alors on en est là ?
Pascale portait un ensemble avec pantalon moulant à rayures, violet et noir, et un canotier violet inondationniste, sous lequel sa frange noire, rectiligne, soulignait la pâleur atone de son visage. Ses entoptiques étaient des gouttes d’eau, des hippocampes et des poissons volants agrémentés d’une moire mauve et rose. Elle était assise, les pieds à quarante-cinq degrés, se touchant au bout, le buste légèrement penché vers lui, tout comme il était penché vers elle.
— Les temps ont changé, docteur. Vous êtes mieux placé que n’importe qui pour vous en rendre compte.
C’était bien vrai. Il y avait maintenant dix ans qu’il était emprisonné, en plein centre de Cuvier. Le régime qui avait succédé au sien après le soulèvement s’était lézardé comme le précédent, comme toutes les révolutions, avec le temps. Cela dit, si le paysage politique était toujours aussi atomisé, la topologie sous-jacente avait bien changé. À l’époque, la ligne de fracture passait entre ceux qui voulaient étudier les Amarantins d’un côté et, de l’autre, ceux qui voulaient terraformer Resurgam pour en faire une colonie humaine viable et non plus un avant-poste de recherche temporaire. Même les terraformeurs inondationnistes étaient prêts à admettre que l’étude des Amarantins aurait pu être intéressante, jadis. Mais, depuis quelque temps, les factions politiques en présence ne se différenciaient que par le taux de terraformation qu’elles préconisaient, et qui allait de schémas à progression lente, étagée sur des siècles, à des alchimies atmosphériques tellement brutales que les colons auraient probablement dû évacuer la planète pendant leur déroulement. Une chose était assez claire : même les propositions les plus modestes détruiraient à jamais la plupart des secrets de la civilisation amarantine. Mais rares étaient ceux qui paraissaient particulièrement ennuyés par cette perspective, et ceux-là n’osaient généralement pas se faire entendre. En dehors d’une poignée de chercheurs amers, fauchés, il n’y avait à peu près plus personne pour reconnaître s’intéresser de près ou de loin aux Amarantins. Depuis dix ans, l’étude des défunts non humains croupissait dans des basses eaux intellectuelles.
Et la situation n’avait aucune chance de s’améliorer.
Cinq ans plus tôt, un gobe-lumen de commerce était passé par le système. Il avait replié ses dispositifs de collecte et s’était positionné en orbite autour de Resurgam, petit point brillant pareil à une nouvelle étoile temporaire dans le ciel. Le commandant Remilliod avait proposé à la colonie une profusion de merveilles technologiques : de nouveaux produits venus d’autres systèmes et des choses qu’on n’avait pas vues depuis le soulèvement. Mais la colonie ne pouvait s’offrir tout ce que Remilliod avait à vendre. Les négociations avaient été assez animées : fallait-il acquérir des machines plutôt que du matériel médical, ou des avions au lieu d’engins de terraformation ? Il y avait eu aussi des rumeurs de négociations secrètes, de trafic d’armes et de technologies illégales, et si le niveau de vie de la colonie était généralement plus élevé qu’à l’époque de Sylveste – les cyborgs et les implants que Pascale avait toujours connus en témoignaient –, les Inondationnistes s’étaient scindés en factions irréconciliables.
— Girardieau doit avoir la trouille, nota Sylveste.
— Comment le saurais-je ? dit-elle, un poil trop vite. Tout ce qui compte pour moi, c’est que ça nous laisse un répit.
— De quoi voulez-vous parler aujourd’hui ?
Pascale baissa les yeux sur le compad posé sur ses genoux. En six cents ans, les ordinateurs avaient adopté toutes les formes et configurations imaginables, mais l’ardoise plate, avec mode de saisie par reconnaissance graphique, ne s’était jamais vraiment démodée.
— Je voudrais parler de ce qui est arrivé à votre père, répondit Pascale.
— Vous voulez encore parler des Quatre-Vingts ? Vous n’avez pas assez d’éléments pour répondre à toutes vos questions ?
— Presque, répondit Pascale en portant la pointe de son stylet à ses lèvres noir cochenille. J’ai pris connaissance de toutes les pièces dans le domaine public, évidemment. Elles satisfont à peu près ma curiosité. Il n’y a qu’une question à laquelle je n’ai pu apporter de réponse satisfaisante.
— Et de quoi s’agit-il ?
Force lui fut de tirer, mentalement, un coup de chapeau à Pascale : elle répondit d’une voix rigoureusement atone, comme si le sujet ne la passionnait pas spécialement, comme si ce n’était qu’un détail resté en suspens qu’elle devait éclaircir. C’était vraiment un don ! Il avait bien failli baisser sa garde.
— Il s’agit de l’enregistrement alpha de votre père, répondit Pascale.
— Oui ?
— Je voudrais savoir ce qu’il est devenu, en réalité.