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Dans la douce pluie intérieure, l’homme au pistolet conduisit Khouri vers une cabine libre. Aussi anonyme et discrète que le palanquin qu’il avait abandonné au Monument.

— Montez.

— Un instant…

Mais il lui enfonça le canon de son arme au creux des reins. Fermement, mais sans lui faire de mal, sans brutalité excessive, un simple rappel à l’ordre. Quelque chose, dans cette mansuétude, l’incitait à penser que l’homme était un professionnel, et donc plus enclin à faire usage de son arme qu’un individu qui l’aurait brandie avec agressivité.

— D’accord, j’y vais. Qui est cette Demoiselle, au fait ? Elle dirige une boîte concurrente du Jeu de l’Ombre ?

— Non. Je vous l’ai déjà dit : renoncez à cette vision étriquée des choses.

Il était clair qu’elle n’en tirerait aucune information utile. Sûre que ça ne la mènerait nulle part, elle demanda :

— Et vous, qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Carlos Manoukhian.

Ce qui l’ennuya plus que la façon dont il maniait son arme. Il avait parlé trop vite, trop sincèrement. Ce n’était pas un nom d’emprunt. Et le fait qu’il le lui ait révélé signifiait qu’il prévoyait de l’éliminer par la suite, car elle devinait que cet homme était, au mieux, une sorte de criminel, si risible que cette catégorie puisse paraître dans le no man’s land juridique de Chasm City.

La porte de la cabine se referma avec un claquement. Manoukhian appuya sur un bouton, chassant l’air de la ville qui s’évacua sous la cabine, laquelle s’accrocha à un câble et s’éleva.

— Qui êtes-vous, Manoukhian ?

— J’aide la Demoiselle, répondit-il – comme si ça ne crevait pas les yeux. Nous avons une relation spéciale. Ça remonte à un bout de temps.

— Et qu’est-ce qu’elle me veut ?

— Je pensais que c’était évident, depuis le temps, répondit l’homme, les yeux rivés au tableau de bord de la cabine, l’arme toujours braquée sur elle. Elle a quelqu’un à vous faire éliminer.

— C’est mon gagne-pain.

— Ouais, fit-il avec un sourire. La différence, c’est que l’intéressé n’a pas payé pour ça.

La biographie n’était pas l’idée de Sylveste, inutile de le dire. L’initiative venait du dernier homme qu’il aurait cru capable de cela. Six mois plus tôt, lors d’une des très rares occasions qu’il avait eues de s’entretenir de vive voix avec son geôlier, Nils Girardieau, celui-ci s’était étonné, incidemment, que personne n’ait entrepris cette tâche. Après tout, les cinquante années qu’il avait passées sur Resurgam équivalaient quasiment à une vie entière, et même si cette vie s’était achevée par un épilogue ignominieux, il avait encore le mérite de placer sa vie antérieure en perspective. Une perspective qu’elle n’avait pas eue pendant toutes les années où il avait vécu dans le système de Yellowstone.

— Le problème, lui avait dit Girardieau, c’est que tes précédents biographes étaient trop obnubilés par les événements ; ils faisaient trop partie du milieu sociétal qu’ils s’efforçaient d’analyser. Tout le monde était au service de Cal, ou à ton service, et la colonie vivait tellement repliée sur elle-même qu’ils n’avaient pas la place de prendre un peu de recul.

— Ça voudrait dire que Resurgam se regarderait moins le nombril aujourd’hui ?

— Manifestement pas. Mais au moins, nous avons l’avantage de la distance, dans le temps et dans l’espace.

Girardieau était un homme râblé, tout en muscles, à la toison rousse.

— Admets-le, Dan, quand tu te penches sur ta vie à Yellowstone, tu n’as pas l’impression, parfois, que tout cela est arrivé à quelqu’un d’autre, dans un très lointain passé ?

Sylveste aurait bien chassé cette idée d’un rire moqueur, sauf que – pour une fois – il était complètement d’accord avec Girardieau. Ç’avait été un moment troublant, comme si une des lois fondamentales de l’univers avait été violée.

— Je ne comprends toujours pas pourquoi tu encourages cette démarche, avait dit Sylveste avec un mouvement de menton en direction du garde qui les surveillait du coin de l’œil. À moins que tu n’en attendes un bénéfice quelconque ?

Girardieau avait hoché la tête.

— Ça fait partie de l’idée – et c’est peut-être même l’idée principale, si tu veux tout savoir. Il ne t’a probablement pas échappé que ton nom fascine toujours la populace.

— Mouais. Je pense plutôt que la plupart des gens seraient fascinés de me voir pendu.

— Bonne remarque. Mais avant de t’aider à monter au gibet, ils se battraient pour te serrer la main.

— Et tu crois pouvoir exploiter cet intérêt ?

— C’est le nouveau régime qui décide qui peut ou ne peut pas t’approcher, bien sûr, avait répondu Girardieau avec un haussement d’épaules. Nous détenons également toutes tes archives et tous les enregistrements te concernant. Ça nous donne déjà une longueur d’avance. Nous avons accès à des documents remontant à la période Yellowstone dont personne, en dehors de ta proche famille, ne connaît même l’existence. Nous exerçons un certain droit discrétionnaire sur leur utilisation, naturellement, mais nous serions stupides de les ignorer.

— Je comprends, dit Sylveste, pour qui tout était soudain d’une clarté lumineuse. En réalité, tu vas les utiliser pour me discréditer, c’est ça ?

— Si les faits te discréditent… commença Girardieau avant de laisser sa phrase en suspens.

— Il ne te suffisait pas de me renverser, hein ?

— C’était il y a neuf ans.

— Ce qui veut dire ?

— Ce qui veut dire que les gens ont eu le temps d’oublier. Une piqûre de rappel ne serait pas inutile.

— Surtout s’il y a des signes de mécontentement dans l’air.

Girardieau tiqua comme si la remarque était particulièrement de mauvais goût.

— Tu peux faire une croix sur le Sentier Rigoureux, au cas où tu compterais sur eux pour venir à ton secours. Ils ne se seraient pas contentés de t’emprisonner.

— Très bien, soupira Sylveste, qui commençait à s’ennuyer. Alors, qu’est-ce que j’ai à gagner là-dedans ?

— Parce que tu crois avoir quelque chose à gagner ?

— Sans doute. Sinon, pourquoi prendrais-tu la peine de m’en parler ?

— Tu aurais intérêt à coopérer. D’accord, nous n’avons rien tiré du matériel sur lequel nous avons fait main basse. Mais ton point de vue pourrait être intéressant. Surtout les spéculations les plus échevelées.

— Attends, je voudrais comprendre : tu voudrais que je cautionne ma propre exécution ? Et que non seulement je te donne ma bénédiction, mais encore que je t’aide personnellement à exécuter mon personnage ?

— Je pourrais faire en sorte que tu ne sois pas perdant, répondit Girardieau en regardant d’un air entendu la cellule de Sylveste. Tu as vu la liberté que j’ai accordée à Jannequin, pour qu’il continue à s’occuper de ses paons. Je pourrais me montrer aussi accommodant avec toi, Dan. Te permettre d’accéder aux dernières données sur les Amarantins, de communiquer avec tes collègues, d’avoir des échanges avec eux, peut-être même de sortir d’ici de temps en temps.

— De travailler sur le terrain ?

— Il faudra que j’y réfléchisse. C’est une possibilité…

Sylveste comprit tout à coup que Girardieau jouait la comédie.

— Une période de grâce pourrait être souhaitable. Ta biographie est actuellement en cours d’élaboration, mais nous n’aurons pas besoin de ton concours avant plusieurs mois. Cinq ou six, peut-être. Je te propose d’attendre que tu aies commencé à nous donner ce dont nous avons besoin. Tu travailleras avec l’auteur de la biographie, naturellement, et si ça marche bien, si elle trouve votre collaboration positive, alors il se pourrait que nous soyons disposés à envisager un travail de terrain limité. Attention : j’ai dit « envisager » ; ce n’est pas une promesse.