Pendant leurs périodes d’activité, les autres avaient tendance à rester dans certains secteurs bien définis du bâtiment, laissant le reste à Volyova et à ses machines. C’était le matin, à présent, heure du vaisseau. Ici, tout en haut, au niveau de l’équipage, les lumières respectaient encore un cycle diurne de vingt-quatre heures. Elle se rendit d’abord dans la salle de cryosomnie ; vide. Tous les caissons étaient ouverts, sauf un. Celui de Nagorny, évidemment. Après lui avoir rattaché la tête, Volyova l’avait remis au frigo et cryogénisé. Par la suite, elle avait provoqué une avarie du système provoquant le réchauffement. Nagorny était déjà mort, mais il aurait fallu un sacrément bon pathologiste pour le dire, à l’heure qu’il était. Et bien sûr, aucun des membres de l’équipage n’avait manifesté le désir de l’examiner de près.
Elle repensa à Sudjic. Sudjic et Nagorny avaient été proches, pendant un moment. Elle ne pouvait faire autrement que d’en tenir compte.
Volyova quitta la salle de cryosomnie, explora plusieurs endroits où elle aurait pu les rencontrer et se retrouva dans l’une des forêts. Elle erra entre de vastes fourrés de végétation morte jusqu’à ce qu’elle approche d’une tache de lumière : des lampes à UV pas encore grillées. Elle dirigea ses pas vers les marches de bois rustiques qui descendaient vers une clairière, en contrebas. La clairière était un endroit assez idyllique, surtout par rapport au reste de la forêt qui était à présent tristement privé de vie. Des colonnes de lumière « solaire » jaune filtraient à travers le dais mouvant des feuilles de palmier. Au loin, une cascade alimentait un lagon encaissé entre des parois abruptes. Parfois, un perroquet voletait d’arbre en arbre ; des macaques poussaient des cris rauques, du haut de leur perchoir.
Volyova serra les dents. Elle n’avait que du mépris pour cet endroit trop artificiel.
Les quatre autres membres de l’équipage encore vivants petit-déjeunaient autour d’une longue table de bois sur laquelle étaient posés des fruits, de la viande froide, du pain et du fromage, des carafes de jus d’orange et du café. De l’autre côté de la clairière, deux chevaliers – des projections holographiques – s’efforçaient de s’étriper.
Elle descendit la dernière marche de l’escalier, prit pied dans l’herbe authentiquement humide de rosée.
— Bonjour, dit-elle. J’imagine qu’il ne reste plus de café ?
Les couverts retombèrent avec un discret cliquetis, et tous la regardèrent, certains en se retournant sur leur tabouret. Elle nota leur réaction : trois d’entre eux murmurèrent un salut étouffé. Sudjic resta coite. Seul Sajaki prononça quelques paroles :
— Contents de te voir, Ilia ! fit-il en prenant un bol sur la table. Un pamplemousse ?
— Pourquoi pas ? Merci.
Elle s’approcha, prit le bol. Le fruit disparaissait sous une couche de sucre. Elle s’assit délibérément entre les deux femmes : Sudjic et Kjarval. Elles avaient la peau noire et le crâne rasé, en dehors d’une farouche couronne de dreadlocks. Les tresses revêtaient une signification particulière pour les Ultras : elles symbolisaient le nombre de périodes de cryosomnie qu’ils avaient effectuées, le nombre de fois où ils avaient approché la vitesse de la lumière. Les deux femmes les avaient rejoints après que leur propre vaisseau eut été piraté par l’équipage de Volyova. Les Ultras changeaient de camp aussi facilement qu’ils troquaient la glace d’eau, les monopoles et les données qui leur servaient de monnaie. C’étaient deux chimériques avouées, bien que leurs métamorphoses soient modestes par rapport à celles du triumvir Hegazi. Les avant-bras de Sudjic disparaissaient, à partir des coudes, dans des gantelets de bronze travaillé, incrustés de fenêtres d’ormoluwork qui révélaient des holographes perpétuellement mouvants. Les doigts trop minces de ses fausses mains étaient terminés par des ongles de diamant. La majeure partie du corps de Kjarval était organique, mais ses yeux étaient des ellipses rouges réticulées, et son nez aplati n’avait pas de narines, juste des fentes à peine marquées, comme si elle était partiellement adaptée à la vie sous-marine. Elle ne portait pas de vêtements et n’en avait pas besoin avec sa peau lisse, pareille à un fourreau de néoprène couleur d’ébène, sans couture, sans autre ouverture que les yeux, les narines, la bouche et les oreilles. Ses seins n’avaient pas d’aréole. Elle avait des doigts délicats, sans ongles, et ses orteils vaguement esquissés semblaient avoir été dessinés par un sculpteur pressé de passer à autre chose. Volyova s’assit et Kjarval la regarda avec une indifférence un peu trop marquée pour être honnête et sincère.
— Ça fait plaisir de te revoir, fit Sajaki. Tu as dû être occupée pendant que nous dormions. On a raté quelque chose ?
— Bof, tout et rien.
— Voilà une réponse énigmatique : tout et rien. J’imagine qu’entre « tout » et « rien » tu n’as rien remarqué qui pourrait expliquer la mort de Nagorny ?
— Je me demandais où il était. Tu réponds à ma question.
— Mais toi tu n’as pas répondu à la mienne.
Volyova plongea sa cuillère dans son pamplemousse.
— La dernière fois que je l’ai vu, il était vivant. Je n’aurais jamais imaginé… Comment est-ce arrivé ? Un accident ?
— Son caisson cryo l’a réchauffé prématurément. Ce qui a entraîné divers processus bactériologiques. Je suppose que je n’ai pas besoin d’entrer dans les détails, hmm ?
— Pas pendant que nous prenons notre petit déjeuner, non.
Il était évident qu’ils ne l’avaient pas examiné de près car, dans ce cas, ils auraient remarqué les blessures qui avaient entraîné sa mort, bien qu’elle ait tenté de les dissimuler.
— Je regrette, dit-elle avec un rapide coup d’œil en direction de Sudjic. Je ne voulais pas lui manquer de respect.
— Bien sûr que non, fit Sajaki en cassant un petit pain en deux.
Il braqua sur Sudjic ses yeux ellipsoïdaux très rapprochés, comme s’il regardait un chien enragé. Les tatouages qu’il s’était fait faire à l’époque où il infiltrait les Pirates du Ciel Bouphis s’étaient estompés. On n’en voyait plus que de vagues marques blanchâtres malgré les soins attentifs qui lui avaient été dispensés pendant qu’il était en cryosomnie. Peut-être, se dit Volyova, Sajaki avait-il ordonné aux droggs de conserver certaines traces de ses exploits parmi les Bouphis ; un souvenir du butin qu’il leur avait extorqué.
— Je suis sûr que vous serez d’accord pour absoudre Ilia de toute responsabilité dans la mort de Nagorny. Pas vrai, Sudjic ?
— Pourquoi lui mettrions-nous ça sur le dos ? C’était un accident, confirma Sudjic.
— Exactement. Ce qui met fin au problème.
— Pas tout à fait, reprit Volyova. Ce n’est peut-être pas le meilleur moment pour aborder la question, mais… Voilà, poursuivit-elle d’une voix traînante, je voudrais extraire les implants de sa tête. Cela dit, même si vous m’y autorisez, je doute qu’ils soient encore intacts.
— Tu pourrais en faire de nouveaux, non ? suggéra Sajaki.
— Oui, à condition d’avoir le temps, répondit-elle avec un soupir résigné. Et j’aurai besoin d’un nouvel artilleur, aussi.
— Tu pourras en chercher un quand nous serons du côté de Yellowstone, répondit Hegazi.
Les chevaliers joutaient toujours dans la clairière, mais personne ne faisait attention à eux. Pourtant, l’un d’eux semblait avoir des problèmes avec une flèche qui s’était fichée dans sa visière.
— Je suis sûre que nous trouverons quelqu’un qui fera l’affaire, déclara Volyova.